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(E U V R E s
COMPLETTES
DE J. J. ROUSSEAU.
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University of Ottawa
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(E U V R E s
C O M P L E T T E s
DE J. J. ROUSSEAU,
ClTO\'ET« DE GENivï.
NOUVELLE ÉDITION.
TOME D I X-S E P T I È M E.
A PARIS,
'Bélin, Libraire, rue St. Jacques, n*. aC.
Caille , rue Je la Harpe , n°. i5o.
cncï^ Grégoire, rue du Coq St. Honoié.
VoLLAND, quai des Augustins, u". 25.
1793.
LES
CONFESSIONS
D E
DE J.J. ROUSSEAU.
Mémoires. Tome If.
LES
CONFESSIONS
D E
J. J. ROUSSEAU.
LIVRE CINQUIEME.
V^ E fut, ce me semble, en 17.32 que ('ar-
rivai à Chambéri , comme je viens de le dire ,
et que je commençai d'être employé au ca-
dastre pour le service du roi. J'avais vingt
ans passes, près de vingt-un. J'étais assez
formé pour mon âge du càté de l'esprit;
mais le jugement ne l'était guère, et j'avais
grand besoin des mains dans lesquelles je
tombai pour apprendre à me conduire. Car
quelques années d'espcricnc» n'avaient pu me
guérir encore radicalement de mes visions
romanesques : et, malgré tous les maux que
j'avais souCTerts, je connaissais aussi peu 1«
A 2
4 LES CONFESSIONS.
monde et les houiiues , que si je n'arais pas
acheté' ces instructions.
Je logeai chez moi , c'est-à-dire , chez ma-
man ; mais je ne retrouvai pas ma chambre
d'Annecy. Plus de jardin, plus de ruisseau ^
plus de paysage. La maison qu'elle occupait
était sombre et triste, et ma chambre était la
plus sombre et la plus triste de la maison.
Un mur pour vue, un cul-dc-sac pour rue,
peu d'air, peu de ;our, peu d'espace, des
grillons, des rats, des planches pourries ;
tout cela ne fesait pas une plaisante habita-
tion. Mais j'ctais chez elle, auprès d'elle ,
sans cesse à mon bureau ou dans sa chambre ;
je m'apercevais peu do la laideur de la mienne,
je n'avais pas le temps d'y rêver. Il paraîtra
bizarre qu'elle se fût fixée à Chambéri tout
exprès pour habiter cette vilaine maison :
cela même fut un trait d'habdete' de sa part,
que je ne dois pas taire. Elle allaita Turin
avec répugnance , sentant bienqu'aprcs des
révolutions toutes récentes et dans ra};itatiou
où l'on était encore à la cour , ce n'était pas
le ujoment de s'y présenter. Cependant ses
allaires demandaient qu'elle s'y montrât;
elle craigtiait d'être oubliée ou desservie. Elle
savait sur-tout que le comte de * * * , iulcu-
L I V R E V. 5
daiît-général des finances , ne la favorisait pas.
Il avait à Cbambéri une maison vieille, mal
tâtie, et dans une si vilaine position qu'elle
restait touiours vide ; elle la loua et s'y éta-
blit. Cela lui réussit mieux qu'un voyage; sa
pension ne fut point supprimée, et depuis
lors le comte de*** fut toujours de ses
amis.
J'y trouvai son ménage à-peu-prcs monté
comme atipaiavant , et le fidèle Clavde Anet
toujours avec elle. C'était, comme je crois
l'avoir dit, un paysan de Moutru , qui , dans
son enfance, herborisait dans le Jura pour
faire du llié de Suisse, et qu'elle avait pris à
son service à cause de ses drogues , trouvant
commode d'avoir un herboriste dans sou
laquais. Il se passionna si bien pour l'étude
des plantes, et elle favorisa si bien son goût
qu'il devint un vrai botaniste , et que, s'il
ne fût mort jeune, il se serait fait un nom
dans cette science , comme il en méritait un
parmi les honnêtes gens. Connue il était sé-
rieux , même grave , et que j'étais plus jeune
que lui, il devint pour moi une espèce do
gouverneur qui me sauva beaucoup de folies;
car il m'en imposait , et je n'osais m'oublier
devant lui. 11 eu imposait même à sa mai-<
A 3
6 I, E S CONFESSIONS.
tresse qui connaissait son grand sens , sa droi-
ture , son inviolable attachement jjour elle ,
et qui le lui rendait bien. Claude Anet était
sans contredit un homme rare , et le seul
même de son espèce que j'aie jamais vu. Lent,
posé, rëfle'chi , circonspect dans sa conduite,
froid dans ses manières, laconique et senten-
cieux dans ses propos , il était dans ses pas-
sions d'une impétuosité qu'il ne laissait ja-
mais paraître , mais qui le dévorait en -de-
dans , et qui ne lui a fait faire en sa vie qu'une
sottise, mais terrible; c'est de s'être empoi-
sonné. Cette scène tragique se passa peu après
mon arrivée, et il la fallait pour m'apprea-
dre l'intimité de ce garcou avec sa maîtresse ;
car si elle ne me l'eût dit elle-même , jamais
je ne m'en serais douté. j\ssurément si l'atta-
chement, le zèle et la fidélité peuvent méri-
ter une pareille récompense , elle lui était
bien due : et ce qui prouve qu'il eu était
digne, il n'en abusa jamais. Ils avaient ra-
rement des querelles, et elles finissaient ton-
jours bien. Il eu vint pourtant une qui finit
mal: sa maîtresse lui dit dans la colère na
mot outrageant qu'il ne put digérer. Il ne
consulta que son désespoir , et trouvant
sous sa main une fiole de laudanum , il
è
L I V R E V. 7
l'avala , puis fut se coucher tranquillement ,
comptaat ne se réveiller jamais. Heureuse^
ment Mme. de TP^arens inquiète , agite'e
elle-même , errant dans sa maison trouva
la îiolc vide et devina le reste. E:i volant
à son secours , elle poussa des cris qui m'at-
tirèrent ; elle m'avoua tout , imj)lora moa
assistance , et parvint avec beaucoup de
' peine à lui faire vomir l'opium. Témoin de
cette scène , j'admirai ma bêtise de n'avoir
jamais eu le moindre soupçon des liaisons
qu'elle ui'apprenait. Mais Claude An et éx.ix\%
si discret que de plus clairvoyans auraienÉ
pu s'y méprendre. Le raccommodement fut!
tel que j'en fus vivement touché moi-même ;
tt depuis ce tems , ajoutant pour lui le res-
pect à l'estime , je devins en quelque façon
son élève , et ne m^'en trouvai pas plus mal
Je n'appris pourtant pas sans peine que
quelqu'un pouvait vivre avec elle dans une
plus grande intimité que moi. Je n'avais pas
songé tnêm» à dés r r pour nioi celte place ;
mais il m'était dur de la voir rcnrilir par
un autre ; cela était fort naturel. Open-
dant , au-lieu de prendre en aversion celui
qui me l'avait soufflé? , je sentis réellement
«'étendre à lui l'attachement que j'avais pour
A4
8 LES CONFESSIONS.
elle. Je désirais sur toute chose qu'elle fût
heureuse ; et puisqu'elle avait besoin de lui
pour l'être , j'e'tais content qu'il fut heu-
reux aussi. De son côté il entrait parfaite-
ment dans les vues de sa maîtresse , et prit
en sincère amitié l'ami qu'elle s'était choisi.
Sans affecter avec moi l'autorité que soa
poste le mettait en droit de prendre , il prit
naturellement celle que son jugement lui
donnait sur le mien. Je n'osais rien fairo
q'-'il parût désapprouver, et il ne désapprou-
vait que ce qui était mal. Nous vivions aiiisi
dans une union qui nous rendait tous heu-
reux , et que la mort seule a pu détruire.
Une des preuves de l'excellence du carac-
tère de cette aimable femme , est que tous
ceux qui l'aimaient s'aimaient entr'eux. La,
jalousie , la rivalité même cédait au senti-
ment dominant qu'elle inspirait , et je u'ai
vu jamais aucuns de ceux qui l'entouraient
se vouloir du mal l'un à l'autre. Que ceur
qui mie lisent suspendent un moment leur
lecture à cet éloge ; et s'ils trouvent en j
pensant quelqu'autre femme dont ils puissent
dire la même chose , qu'ils s'attachent à elle
pour le repos de leur vie.
Ici commence , depuis mou arrivée à Cham«
L I V R E V. 9
beri jusq^u'à mon dcpart pour Paris eu i ■'41 ,
un intervalle de huit ou neuf ans , duraut
lequel j'aurai peu d'rvéncuicusùdire, parce que
ma vie a e'tc aussi simple que douce , et cette
uniformité était précisément ce dont j'avais
le plus grand besoin pour achever de for-
mer mon caractère que des troubles conti-
nuels enipéchaicut de se ijxcr. C'est durant
ce précieux intervalle que mon éducation
mêlée et sans suite , ayant pris de la consis-
tance, m'a fait ce que je n'ai j)!us cessé d'être
à travers les oraj^es qui m'attendaient. Ce
progrès fut insensible et lent ; chargé de peu
d'événemens mémorables ; mais il mérite
cependant d'être suivi et développe.
Au commencement je n'étais guère occupé
que de mon travail ; la gène du bureau ne me
laissait pas songer à autre^chosc. Le peu de
temps que j'avais de libre se passait auprès de
la bonne maman , et n'ayant pas même celui
délire, la fantaisie ne m'en prenait pas. 3Iais
quand ma besogne , devenue une espèce de
routine, occupa moins mon esprit , il reprit
ses inquiétudes, la lecture me redevint néces-
saire ; et comme .'i ce goût se fut toujours
irrité par la difficulté de m'y livrer , il serait
ïcdcvcuu passion eommc chez mon maître,
AS
TO LES CONFESSIONS.
si d'autres goûts venus à la traverse , n'eus-
sent fait diversion à celui-là.
Quoiqu'il ne fallût pas à nos opérations
«ne aritlime'tiquc bien transcendante , il eu
fallait assez pour m'einbarrasser quelquefois.
Pour vaincre cette difficulté', j'achetais des
livres d'arithmétique , et je l'appris bien ;
car je l'appris seul. L'arithmétique pratique
s'étend plus loin qu'on ue pense , quand ou
y vent mettre l'exacte précision. Il y a des
opérations d'unclongueur extrême, au milieu
desquelles j'ai vu quelquefois de bons géo-
ïiiètres s'égarer. La réflexion jointe à l'usage
donne des idées nettes , et alors ou trouve des
molhodes abrégées dont rinventiou flatle
l'amour-propi"e, dont la justesse satisfait l'es-
pi'it , et qui font faire avec plaisir im travail
ingrat par lui-même. Je m'y enfonçai si bien,
qu'il n'y avait point de question solublepar
les seuls chiiïrcs qui m'embarrassât ; et main-
tenant que tout ce que j'ai su s'efface jour-
nellement de ma mémoire, cet acquis y de-
meure encore en partie , au bout de trente
ans d'interruption. Il y a quelques jours que ,
dans un voyage que j'ai fait à Davenport
chez mou hôte , assistant à la leçon d'arith-
métique de SCS enfaus , j"ai fait sans faut*
L I V R E V. Ti
avec un plaisir incroyable une opération des
plus couipose'es. Il me semblait , en posant
mes cbiflVes , que j'e'tais encore à CUambe'ri
dans mes beureux jours. C'était revenir de
loin sur mes pas.
Le lavis des inappes de nos géomètres m'a-
vait aussi rendu le goût du dessin. J'achetai
des couleurs et je me mis à faire des fleurs et
des pa3'sages. C'e-it dommage que je me sois
trouve peu dé taleut pour cet art; l'inclina-i
tion y était toute entière. Au milieu de mes
crayons et de mes pinceaux , j'aurais passé des
mois entiers sans sortir. Cette occupation
devenant pour moi trop attachante , on était
obligé de m'en arracher. Il en est ainsi de
tons les goûts auxquels je commence à me
livrer; ils augmentent, deviennent passion ,
et bientôt je ne vois plus rien au monde que
l'amusement dont je suis occupé. L'âge ncm'a
pas guéri de ce défaut; il ne l'a pas diminue»
mèmt; : et maintenant que j'écris ceci , me
voilà comme un vieux radoteur engoué d'une
autre étude inutile où je n'entends rien , et
que ceux méinc qui s'y sont livrés dans leur
jeunesse, sont forcés d'abandonner à l'âge où
je la veux commencer.
C'était alors qu'elle eût été à sa place. L'oc-
A 6
52 LES CONFESSIONS.
casion était belle , et j'eus quelque tentation
d'en profiter. Le coutcutement que je voyais
dans les yeux à'jdiiet revenant chargé de
plantes nouvelles , me mit deux ou trois fois
sur le poiiitd'allcr herboriser avec lui. Je suis
presque assuré que si j'y avait; été une seule
fois, cela m'aurait gagné , et je serais peut-
être aujourd'hui un grand botaniste : car je
rie connais poiut d'étude au monde qui s'as-
socie mieux avec mes goûts naturels que celle
des plantes ; et la vie que je mène depuis dix
ans à la campagne n'est guère qu'une her-
borisation continuelle , à la vérité sans
objet et sans progrès ; mais n'ayant alo'.s
aucune kiée de la botanique, je l'avais j)ri.<e
eu une sorte de mépris et même de dégoût;
je ne la regardais que comme une élude d'apo-
thicaire. Maman , qui l'aimait , n"eu fesait pas
elle-même un autre usage ; elle ne rcclierchait
que les piaules usuelles pour les appliquer à
ses drogues. Ainsi la botanique , la eliimie,
et l'analomic , confondues dans mon esprit
cous le nom de médecine , ne servaient qu'à
me fournir des sarcasmes plaisans toute la
journée , et àm'atlircr des soufilcls de temps
en temps. D'ailleurs un goût diflcrent et trop
«QUtrqire a, celui-là croissait par degrés , elr
LIVRE T. i3
bien lot absorba tous ks autres. Je parle de la
musique. Il faut assurément que je sois né
pour cet art , puisque j'ai commencé de
l'aimer dès mon enfance , et qu'il est le seul
que j'aie aimé constamment dans tous les
temps. Ce qu'il y a d'étonnant, est qu'un art
pour lequel j'étais né , m'ait néanmoins tant
coûté de peine à apprendre ,et avec des succès
si lents, qu'après une pratique de toute ma
vie , jamais je n'ai pu parvenir à chanter
sûrement tout à livre ouvert. Ce qui me
rendait sur-ton t alors cette étude agréable ,
était que je la pouvais faire avec maman.
Ayant des goûts d'ailleurs fort différens , la
musique était pour nous un point de réunion,
dont j'aimais à faire usage. Elle ne s'y refu-
sait pas ; j'étais alors à-pca-près aussi avancé
qu'elle ; en deux ou trois fois nous déchif-
frions un air. Quelquefois la- voyant empressée
autourd'uu fourneau, je lui disais : Maman,
voici un duo charmant qui m'a bien l'air de
faire sentir l'empyrcume à vos drogues. Ali !
par ma foi, me disait-elle, si tu me les fais
brûler , je te les ferai manger. Tout en dis-
putant je l'entraînais à sou clavecin : on s'y
oubliait; l'extrait de genièyre ou d'absynth©
T4 LES CONFESSIONS.
était calciné , elle m'en barbouillait le visage,
et tout cela était délicieux.
Ou voit qu'avec peu de temps de reste ,"
j'avais beaucoup de choses à quoi l'employer.
Il me vint jiourtaut encore un amusement
de plus, qui fit bien valoir tous les autres.
Nous occupions un cachot si étoulTc , qu'on
avait besoin quelquefois d'aller prendre l'air
sur la terre, ylnet engagea maman à louer
dans un faubourg wxv jardin pour y mettre
des plantes. A ce jardin était jointe une guin-
guette assez iolie qu'on mcnbla suivant l'or-
donnance. On y mit un lit ; nous allion»
souvent 3^ dîner , et j'y couchais quelquefois.
Insensiblement je m'engouai de cette petite
retraite, j'y mis quelques livres , beaucoup
d'estampes ; je passais une partie de mon
temps à l'orner et à y préparer à maman
quelque surprise agréable lorsqu'elle s'y ve-
nait promener. Je la quittais pour venir
ni'occuper d'elle , pour y pcjiser avec plus
de plaisir ; autre caprice que je n'excuse ni
n'explique, mais que j'avoue , parce que la
chose était ainsi. Je me souviens qu'une fois
Mme. dt Luxembourg me parlait eu raillant
d'un liouuae ^ui quittait sa maîtresse pour
LIVRET. i5
îiii écrire. Je lui dis que J'aurais bien e'te cet
lioniinc^là ; et j'aurais pu ajouter que je
l'avais été' quelquefois. Je n'ai pourtaut jamais
senti près de inamau ce besoin de m'éloigner
d'elle pour l'aimer davantage ; car tétc-à-tcte
avec elle j'e'tais aussi parfaitement à mon aise
que si j'eusse été' seul, et cela ne m'est jamais
arrivé près de personne autre , ni homme ni
femme , quelque attachement que j'aie eu
pour eux. Mais elle était si souvent entourée ,
et de gens qui me convenaient si peu , que le
dépit et l'ennui me chassaient dans mou asile,
oij je l'avais comme je la voulais , sans
crainte que les iuiportuns vinssent nous y
suivre.
Tandis qu'ainsi partagé entre le travail,
le plaisir et l'instruction , je vivais dans le
plus doux repos , l'Europe n'était pas si
tranquille que moi. La France et l'ompercur
Tenaient de s'entre -déclarer la guerre : le
roi de Sardaigne était entré dans la querelle,
et l'armée française filait en Piémont pour
entrer dans leMilanez. Il en passa une colonne
par Chambcri , et entr'autres le régiment do
Chamjjagne dont était colonel M. le duc de
la 7'/7///07/i7/^ , auquel je fus présenté^ qui
me promit beaucoup de choses, et qui sure-.
36 LES CONFESSIONS.
ment n'a jamais repense à moi. Notre petit
jardin était pre'cisénicnt an haut du iaubourj^
par lequel entraient les troupes , de sor;e
que je me rassasiais du plaisir d'aller les
voir passer ; et je me passionnais pour le
succès de cette guerre , comme s'il m'eût
beaucoup intéressé. Jusque-là je ne mVtais
pas encore avisé de songer ans. aCaircs pu-
bliques, et je mc mis à lire les gazettes pour
la première fois , mais avec une telle partialité
pour la France, que le cœur me battait de
joie à ses moindres avantages , et que ses re-
vers m'affligeaient comme s'ils fussent tomliés
sur moi. Si cette folie n'eût été que passagère ,
je ne daignerais jjas en parler; mais elle s'est
tellement enracinée dans mon cœur sans au-
cime raison, que, lorsque j'ai fait dans la
suite à Paris l'anti-dcspotc et le lier répu-
blicain, je sentais en dépit de moi-même
une prédilection secrète pour cette même
nation que je trouvais scrvile , et pour ro
gouvernement que j'affectais de fronder. Ce
qu'il y avait de plaisant, était qu'ayant lion le
d'un penchant si contraire à mes maximes,
je n'osais l'avouer à personne, et je raillais
les Français de leurs défaites, tandis que le
coeur m'ea saignait plus (ju'à eux. Je suis
LIVRET. 77
snremcnt le seul qui , vivant chez une nation
qui le tr-aitait bien et qu'il adorait, se soit
fait chez elle un faux air de la dédaigner.
Eiifiii ce penchant s'est trouvé si désintéressé
de ma part, si fort, si constant, si invinci-
ble , que même depuis ma sortie du royaume ,
depuis que le gouvernement , 1rs magistrats,
les auteurs , s'y sont à l'cnvi déchaînés contre
moi ; dt^puis qu'il est devenu du bon a-r de
in'accabler d'injustices et d'outrages, je n'ai
pu me guérir de ma folie. Je les aime en dépit
de moi, quoiqu'ils me maltraitent.
J'ai clierché long-temps la cause de cette
pai tialité, et je n'ai pu la trouver que dans
l'occasion qui la vit naître. Un goût croissant
pour la littérature m'attachait aux livres fran-
çais, aux auteurs de ces livres, et au paj's do
ces auteurs. Au moment même que déhiait
sous mes yeux l'armcc française, je lisais les
grands capitaines de Jirantôme. J'avais la
tête pleine des C/i.sson , des Bayard , des
Liintrec ^ des CoUgni ^ des Moiitmorenci ^
des Ja Trimouille , et je m'affectionnais à
leurs descendans conimc aux héritiers de leur
mérite et de leur courage. A chaque régiment
qui passait , je croyais revoir ces fameuses
bandes uoircs qui jadis avaient tant fait
18 LES CONFESSIONS.
d'exploits en Pie'mont. EuDii j'appliquais à
ce que je voyais les idées que je puisais dans
les livres ; lues lectnres continuées et tou-
jours tirées de la mcuic nation nourrissaient
mon afîection pour elle, et m'en firent enfui
une passion aveugle que rien n'a pu sur-
monter. J'ai eu dans la suite occasion de
remarquer dans mes voyages que cette im-
pression ne m'était pas particulière , et qu'a-
gissant plus ou moins dans tous les pays sur
la partie de la nation qui aimait la lecture,
et qui cjiltivait les lettres, elle balançait la
liaine générale qu'inspire l'air avantageux des
Français. Les romans plus que les hommes
leur attaclient les femmes de tous les pays,
leurs clifls-d'œuvrc dramatiques alfertion-
nent I i i'unesseà leurs théâtres. La célébrité
de ctlui de Paris y attire des foules d'étran-
gers mil en rcviennrnt entliousiastes. Enfin
IVk( 'H'-'it <f>iil de leur littérature leur soumet
s qui (u ont, et dany la guerre
.;.'^k Jdu! 'Is sortent , j'ai vu leurs
ours pli oso|)'i<s soutenir la gloire
ICI.!-, ternie (<ar leurs guerriers,
vltiiic Iranc'is ardent , et cela me
"V'ilist'. .I';ii!.iis avtc la fituledes
^loiicùcs attcudic sur la place l'arrivée
L I V R E V. T9
«les courriers : et plus béfe que l'àue de la
fable, je m'inquiétais beaucoup pour savoir
de quel maître j'aurais l'iiouneur de porter
le bât ; car oa prétendait alors que nous
appartiendrions à la France, et l'on fesait
de la Savoie un échange pour le Milancz. Il
faut pourtant convenir que j'avais quelques
sujets de crainte ; car si cette guerre eût
mal tourné pour les alliés, la pension de
maman courait un grand risque. Mais j'étais
plein de confiance dans mes bons amis ; et
pour le coup , malgré la surprise de M. de
JBroglie , cette confiance ne fut pas trompée,
grâces au roi de Sardaigne à qui je n'avais
pas pensé.
Tandis qu'on se battait en Italie , on
chantait en France. Les ope'ra de Rameau
commençaient à faire du bruit, et relevèrent
ses ouvrages théoriques que leur obscurité
laissait à la portée de peu de gens. Par
hasard , j'entendis parler de son traité de
l'harmonie, et je n'eus point de repos que
je n'eusse acquis ce lirre. Par un autre ha-
sard , je tombai malade. La maladie était
inflammatoire ; elle fut vive et courte ; mais
ma convalescence fut longue, et je ne fus
d'un mois en état de sortir. Durant ce teaips
23 LES CONFESSIONS.
j'ébauchai, je dévorai mou traité de l'har-
moriie ; ruais il était si long, si diffus, si
mal arrangé, que je seutis qu'il me fallait
xxn temps considérable pour l'étudier et le
débrouiller. Je suspendais mon application
et je récréais mes yeux avec de la miusique.
Les cantates de JBernier sur lesquelles je
m'exerçais ne me sortaient pas de l'esprit.
J'en appris par cœur quatre ou cinq , eu-
tr'autres celle des amours dormcns ^ que je
n'ai pas revue depuis ce temps-là , et que je
sais encore presque toute entière, de même
que l'ainoiu- pùjuc par iineahcille , très-jolie
cantate de Clerambaiih ^ que j'appris à-pcu-
prcs dans le même (en;ps.
Pour m'acliever il arriva de la Valdostc
nu jeune organiste appelé l'abbé Palais y
bon musicien , bon boiume, et qui accom-
pagnait très-bien du clavcciu. Je fais con-
naissance avec lui ; nous voilà inséparables.
Il était élève d'un moine italien, grand or-
ganiste. Il me parlait de ses principes ; je
les comparais avec ceux de mou liamcaii ^
je remplissais ma tête d'accompagnemens ,
d'accords, d'harmonie. Il fallait se former
l'oreille à tout cela : je proposai à mamau
uu petit concert tous les mois ; elle y cou-
LIVRET. 21
sentit. Me voilà si plein de ce coi:cert, que
lii jour ni nuit je ne m'occupais d'autre
chose, et réellement cela m'occupait, et
beaucoup, pour rassembler la musique, les
concertans, les instrumcns, tirer les parties,
etc. Maman chantait, le P. Catoii dont j'ai
déjà parlé , et dont j'ai à parler encore ,
chantait aussi ; un maître à danser appelé
/ZocZreetson fils jouaicntduviolon; Caiiai^as,
musicien piémontais , qui travaillait au ca-
dastre , et qui depuis s'est marié à Paris ,
jouait du violoncelle ; l'abbé Palais accom-
pagnait du clavecin ; j'avais l'honneur de
conduire la musique, sans oublier le Lâtou
du bûcheron. On peut juger combien tout
tf la était beau ! Pas tout-à-fait comme chez
M. de Treytorens ^ mais il ue s'en fallait
{Ijiièrc.
TiC petit concert de Mme. de Tf^arens nou-
velle convertie, et vivant , disail-on ,descha.
r.tcs du roi , fesaitmuninrcr la stquclîedévole,
mais c'était un amuse ruent agréable pourphi-
biciirs honnêtes gens. (Jn ne devinerait pas
qui je met.-; à leur tétc en cette occasion ? un
luoinr -, mais un moine homme de mérite , et
niéme aimable , dont les infortunes jn'ont
Uans la suite bien vivement ulltcté, et dont
22 LES CONFESSIONS.
la mémoire , liée à celle de mes beaux jours,
m'est encore chère. Il s'agit du P. Cato/i ,'
cordelier , qui , conjointement avec le comte
à.'Orta?i , avait fait saisira Lyon la musique,
du pauvre Petit-Cbat ; ce n'est pas le plus
beau trait de ma vie. Il était bachelier desor-
bonue: il avait vécu long-temps à Paris dans
le plus grand monde et trcs-faulilé sur-tout
chez le marquis d'yi/itremoni, alors ambas-
sadeur de Sardaigne. C'était un grand homme
bien fait, le visage plein , les yeux à fleur de
tête , des cheveux noirs qui fesaient sans af-
fectation le crochet à côté du front , l'air
à-la-fois noble, ouvert, se prôeentant sim-
plement et bien ; n'ayant ni le mainlieii
cafl'ard ou effronté des moincj , ni l'abord ca-
valier d'un homme à la mode , quoiqu'il le
fût, mais l'assurance d'un honnéte-horame
^ui , sans rougir de sa robe , s'honore lui-
même et se sent tdVijours à sa place parmi
les honnêtes gens. Quoique lel^.Caton n'eut
pas beaucoup d'étude pour un docteui* ,
il en avait beaucoup pour un homme du
monde-, et n'étant point pressé de montrer
son acquis , il le plaçait si à propos , qu'il
en paraissait davantage. Ayant beaucoup
vécu dans la société , il s'était plus attacké
L I V R E V. i3
aux talens agréables qu'à un solide savoir.
11 avait de l'esprit, fesait des vers, parlait
bien, chantait mieux, avait la voix belle ,
touchait l'orgue et le clavecin, 11 n'en fal-
lais pas tant pour être recherche', aussi l'e'-
tait-il; mais cela lui fit si peu négliger les
soins de sou état, qu'il parvint', malgré des
concurrens très-jaloux , à être élu défiuitcur
de sa province, ou , comme ou dit,uiidcs
grands colliers de l'ordre.
Ce P. Catoii lit connaissance avec maman
cliezle marquis d'^/^^/v;«o^/#.llentenditpar-
1er de nos concerts, il en voulut être, il en
fut, et les rendit brillans. Nous fûmes bien-
tôt liés par notre goût commun pour la mu-
sique qui, chez l'un et chez l'autre, était
une passion très-vive, avec cette diCTérence
qu'il était vraiment musicien , et que je n'é-
tais qu'un barbouillon. Nous allions avec Ca--
iiavas et l'abbé Palais faire de la musique
dans sa chambre , et quelquefois à son orgue
les jours de fête. Nous dînions souvent à son
petit couvert ; car ce qu'il avait encore d'é-
tonnant pour un moine , est qu'il était géné-
reux, magnifique, et sensuel sans grossièreté.
Les jours de nos concerts il soupait cliez
maman. Ces soupers étaient liès-gais , très-
24 L F. s CONFESSIONS.
agréables; on y disait le mot et la chose, ou
y chantait des duo : j'étais à mon aise , j'avais
de l'esprit, des saillies ; le P. Catoii était
charmant, mainan était adorable, VdXAiC- Pa-
lais avec sa voix de bœuf était le plastron.
Momens si doux de la folâtre jeunesse , qu'il
y a de temps que vous êtes partis !
Comme je n'aurai plusà parler de ce pauvre
P. Cnton , que j'achève ici eu deux ui«ts sa
tristr^ histoire. Les autres moines jaloux oti plu-
tôt iurieux de lui voir uu mérite, une élé-
gance de mœurs qui n'avait rien de la crapule
nouastique, le prirent en haînc, parce qu'il
1. était pas aussi haïssable qu'eux. Les chefs
^•t liguèrent contre lui et ameutèrent les luoi-
nillons envieux de sa place, et qui n'osaient
aupara vaut le regarder. On lui fit mille alïronts,
on le destitua, on lui ôta sa chambre qu'il
avait meublée avec goût quoiqu'avcc bimpli-
cité , on le relégua je ne sais où ; enlinccs
misérables l'accablèrent de tant d'outrages
que son ame honnête et tière avec justice ,
n'y put résister ; et après avoir fait les délices
dos sociétés les j)lus aimables, il uiourut de
douleur sur i\u vil grabat , dans quelque fond
de cellule ou de cachot, regretté, pleuré d«
tous les honnêtes gens duut il fut coTinu ,
et
LIVRET. i5
et qui ne lui ont trouve d'autre défaut que
d'être uaoine.
Avec ce petit traiu de vie je fis si bien eu
très-peu de temps , qu'absorbe' tout entier par
la musique je uie trouvai hors d'état de pen-
sera autre chose. Je u'allaisplusà mou bureau
qu'à contre - cœur , la géue et l'assiduité au
travail m'en firent uu supplice insupportable,
et j'en vins enSu à Touloir quitter mon em-
ploi pour me livrer totalement à la musique.
Ou peut croire que cette folie ne passa pas
sans opposition. Quitter uu poste honnête
et d'un revenu fixe pour courir après des
écoliers incertains était un parti trop peu
sensé pour plaire à maman. ISlcme en suppo-
sant m"s progrès futurs aussi grands que je
me les figurais , c'était borner bien modeste-
ment mon ambition que de me réduire pour
la vie à l'état de musicien. Elle qui ne for-
mait que des projets magnifiques et qui ne
me prenait plus tout-à-fait au mot de M.
ai ^iibonne , me vo3'ait avec peine occupé
sérieusement d'un talent qu'elle trouvait si
frivole, et me répétait souvent ce proverbe
de province, un peu moins juste à Paris,
que qui bien chante et bien danse , fait vn
métier qui peu ai'ance Elle me voyait d'ua
Mémoires, Tome II, B
26 LES CONFESSIONS.
autre côté entraîné par un goût irrésistible;
ma passion de musique devenait une lureur,
et il était à craindre que mon travail se sen-
tant de mcsdislractions , ncin'atliiàt unconj^é
qu'il valait beaucoup mieux prendre de moi-
méiae. Je lui représentais encore que cet em-
ploi n'avait pas long-temps à durer , qu'Unie
fallaituu talent pour vivre, et qu'il était plus
sûr d'achever d'acquérir par la pratique celui
auquel mou goût me portait et qu'elle m'a-
vait choisi , que de me incttrc à la merci
des protections, ou de faire de nouveaux es-
sais qui pouvaient mal réussir, etmc laissi-r,
après avoir passé IMiJ^c d'apprendre , sans
rcssourc* pourgaç;ner mon pain. En (in l'extor-
quai sou consentement plus à force d'impor-
tunités et de caresses , que de raisons dont
elle se contentât. Aussi-tôt jecourus remercier
fièrement M. CoccelH , directeur-général du
cadastre , comme si j'avais fait l'acte le plus
héroïque ; et je quittai volontairement mou
emploi sans sujet , sans raison , sans pré-
texte, avec autant et plus de joie que je n'eu
avais eu à le prendre il n'y avait pas deux
ans.
Cette démarche, toute folle qu'elle était,
m'attira dans le pays uuc sorte de considé-
L I V R E V. 27
ration qui me fut utile. Les uns me suppo-
sÎMent des ressources que je n'avais pas ;
d'autres me voyant livré tout-à-fait à la mu-
sique, jugcrenldemontalcntparmousacrifice,
et crurent qu'avec tant de j)assion pour cet
art je devais le posséder supérieureiuent. Dans
le royaume des aveugles les borgnes sont rois;
je passai là pour un bon maître, parce qu'il
n'y en avait que de mauvais. Ne manquant
pas, au reste, d'un certain goi'it de chant,
favorisé d'ailleurs par mon âge et par ma
ligure , j'eus bientôt plus d'écolières qu'il ne
ïn'en fiillait pour remplacer ma paye de se-
crétaire.
11 est certain que pour l'agrément de la vie
on ne pouvait passer plus rapidement d'une
extrémité à l'autre. Au cadastre, occupé huit
heures par jour du plus maussade travail avec
des gens encore plus maussades, cnfcrmédans
un triste bureau empuanti de 1 haleine et do
la sueur de tous cesmanans , la plupart fort
mal peigiu's et fort mal-propres , )c me sentais
quelquefois accablé jusqu'au vertige par l'at-
tentiou , l'odeur , lu gêne , et l'ennui. Au-licu
de cela nie voilà toul-à-coup jeté parmi le
beau monde, admis , recherché dans les meil-
leures maibons; par-tout uu accueil gracieux,
li 2
2S LES CONFESSIONS.
carressaiit, uu air de fête ; d'aimables de-
moiselles bien parées m'attendent , me re-
çoivent avec empressement; je ue vois que
des objets cliarmans, je ne seus que la rose
et la fleur d'orange; ou chaule , on cause,
on rit , on s'amuse ; je ne sors de-là que pour
aller ailleurs en faire autant: ou conviendra
qu'à égalité dans les avantages, il n'y avait
pas à balancer dans le choix. Aussi me trou-
Tai-jc si bien du mien , qu'il ne m'est arrive
jamais de m'en repentir, et je ne m'en rcpeus
pas même en ce moment , où je pèse au poids
de la raison les actions de ma vie , et oii jo
suis délivré des motifs peu sensés qui m'ont
entraîné.
Vodà presque l'unique fois qu'en n'écou-
tant que mes penchans , je n'ai pas vu trom-
per mon attente, Laccucil aisé, l'esprit liant,
l'humeur facile des habitaiis du pays , me
rendit le commerce du monde aimable ; et le
goût que j'y pris alors m'a bien prouvé
que si je n'aime pas à vivre parmi les hom-
mes , c'est moins ma faute que la leur.
C'est dommage que les Savoyards ne soient
)*as riches, ou peut-êue serait-ce donmiago
qu'ils le fussent; car tels qu'ils sont c'est le
meilleur et le plus sociable peuple que je cou-
L I V R E V. ÏS9
naisse. S'il est une petite ville au monde où
l'on goûte la douceur de la vie dans un com-
merce agréable et svir , c'est Chambéri. La
noblesse delà province, qui s'y rassemble,
n'a que ce qu'il faut de bien pour vivre, elle
n'en a pas assez pour parvenir , et ne pou-
vant se livrer s l'ambition , elle suit par né-
cessite' le conseil de Cinéas. Elle dévovie sa
jeunesse à l'état militaire, puis revient vieillir
paisiblement chez soi. L'honneur et la raison
président à ce partage. Les femmes sont belles
et pourraient se passer de l'être; elles ont tout
ce qui peut faire valoir la beauté , et même y
suppléer. Il est singulier qu'appelé par mou
état à voir beaucoup de jeunes filles, je ne
me rappelle pas d'en avoir vu à Chambéri
une seule qui ne fût pas charmante. On dira
que j'étais disposé à les trouver telles , et l'on
peut avoir raison; mais je n'avais pas besoin
d'y mettre du mien pour cela. Je ne puis en
vérité me rappeler sans plaisir le souvenir de
mes jeunes écolicrcs. Que ne puis -je, eu
nommant ici les plus aimables , les rappeler
de même et moi avec elles , à l'âge heureux
où nous étions, lors des momens aussi doux
qu'innocens que j'ai passés auprès d'elles! la
première fut Mlle, de Mcllaridc, ma voisiur ,
3o LES CONFESSIONS,
sœur de l'clève de M. Gaiine. C'était «ne
biiuie trcs-vive , mais d'une vivacité carrs-
sante , |Dleine de grâces , et sans étourderie.
Elle était un peu maigre, couiine sont la
plupart des filles à son àgc ; mais ses yeus
bnllans , sa taille linc, et son air attirant,
n'avaient pas besoin d'embonpoint pour
plaire. J'y allais le matin, et elle était encore
ordinairement en dcsbabiîlé , sans autre coif-
fure que ses cheveux négligemment relevés ,
ornés de quelque fleur qu'on mettait à mon
arrivée et qu'on ôtait à mou départ pour se
coiQer. Je ne crains rien tant dans le monde
qu'une jolie personne en déshabillé ; je la
redouterais cent fois moins, parée. Mlle, de
Blenthon chez qui j'allais l'après-midi l'était
toujours , et tue fesait une impression tout
aussi douce , mais diflcrcnte. Ses cheveux
étaient d'un bloud cendré ; elle était très-
mignonne , très-timide, et très-blanche; une
voix nette , juste , et flùtée , mais qui n'osait
se développer. Elle avait au sein la cicatrice
d'une brûlure d'eau bouillante qu'un fichu
de chenille bleue ne cachait pas extrêmement.
Cette marque attirait quelquefois de ce côté
mon attention , qui bientôt n'clait plus pour
la cipatricc. Mademoiselle de Chalks y un»
L I Y R E V. 3i
autre de tnes voisines, était une fille faite;
grande, I)ellc quarriire , de l'enibonpoiiit :
clic avait été trcs-bien. Ce n'était plus une
bcaulé ; uiais c'était u:îepersoiine à citerpour
la Ijoune j^ràce , pour l'humeur égale , pour
le boa uaturei. 8a sœur, Mme. de Charliy
la plus belle feiume de Chambéri , u'appre-
iiait plus la musique, mais elle lafesait ap-
prendre à sa fille toute jeune encore , mais
doutla beauté naissante eut promis d'égaler
celle de sa mère , si malhcureusem.eut elle
n'ci'it été un peu rousse. J'avais à la Visita-
tion une petite demoiselle française , doJit j'ai
oublié le nom, mais qui mérite une place
clans la liste de mes prélérences. Elle avait
jM'is le ton lent et traînant des religieuses, et
sur ce ton traînant elle disait des choses très-
saillantes qui ne semblaient pas aller avec
son maintien. Au r?stc , elle était paresseuse,
n'aimait pas à prendre la peine de montrer
son esprit, et c'était une faveur qn'tllc n'ac-
cordait pas à tout le monde. (>e ne fut
qu'après un mois ou deux de leçons et de
négligence, qu'elle s'avisa de cet expédient
pour me rendre plus assidu; car je n'ai jamais
pu prendre sur moi de l'être. Je me plaisais
à mes leçous quand j'y étais , maii jc n'aimai*
22 LES CONFESSION S.
pas être obligé de m'y rendre ni que l'heure
xue cominaudât : en toute chose la gène et
l'assujétissenient nie sont insupportables ; ils
me feraient prendre en haine Is plaisirméme.
On dit que chez les mahonie'lans un homme
passe au point du jour dans les rues pour
ordonner aux maris de rendre le devoir à
leurs femmes. Je serais un mauvais turc à ces
heures-là.
J'avais quelques ecolières aussi dans la
bourgeoisie , et «ne entr'autres qui fut la
cause indirecte d'un changement de relation
dont j'ai à parler, puisqu'cnhn je dois tout
dire. Elle était fille d'un épicier , et se nom-
mait Mlle. Z*** , vrai modèle d'une statue
grecque , et que je citerais pour la pins belle
iilie quej'aie jamais vue , s'il y avait quelque
véritable beauté sans vie et sans aine. Sou
indolence, sa froideur, son insensibilité ,
allaient à un point incroyable. Il était éga-
lement impossible de lui plairo et de la fâcher,
et je suis persuade que si l'on eût fait sur
elle quelque entreprise, elle auraitlaissé faire,
non par goût , mais par stupidité. Sa mère ,
qui n'eu voulait i)as courir le risqi^ie , ne la
quittait pas d'un pas. En lui fcsant apprendre
i chanter , eu lui donnant un jcuuc maitre ,
ello
LIVRE V; 33
elle fcsait tout de son mienx pour l'emous-
tiller ,inai.s cela ne icnsiit point. Tandis que
le maître agaçait la lille, la raèic agaçait le
uiaîlie, et cela ne réussissait pas bcancoup
mieux. Madame L*** ajoutait à sa vivacité
naturelle toute celle que .-ia fille aurait dû
avoir. C'était un petit minois e'veille' , chif-
fonné, marqué de pctito-vérole. Elle avait
de petits yeux trc.s-ardcns , et un peu rouges ,
parce qu'elle y avait presque toujours mal.
Tous les uaatins quand j'arrivais , je trouvais
prêt mon café à la crcuie; et la mère ne
manquait jamais de m'accucillir par un bai-
ser bien appliqué sur la bouche, et que par
curiosité j'aurais voulu rendre à sa fille, pour
voir coimuent elle l'aurait pi is. Au reste tout
cela se fcsait si simplement et si fort sans
conséquence, que quand M. L*** était là
les agaceries et les baisers n'eu allaient pas
moins leur train. C'était v^wx^ bonne pâte
d'homme, le vrai père de sa fille , et que sa
femme ne trompait p .is , parce qu'il n'eu était
pas besoin.
Je me prêtais à toutes ces caresses avec ma
balourdise ordinaire, les prenant tout bonne-
ment pour des marques de pure amitié. J'eu
étais pourtant imnortunc quelquefois ; car
Mcmoires. Tome II. C
34 LES CONFESSIONS.
la vive Mme. L*** ne laissait pas d être exi-
geante , et si dans la journée j'avais passé
devant la boutique sans ni'arrcter , il y aurait
eu du bruit. Il fallait quand j'étais pressé,
que je prisse uu détour pour passer dans
une autre rue , sachant bieu qu'il n'était
pas aussi aisé de sortir de chez elle que d'y
entrer.
Mme. L*** s'occupait trop de moi pour
que je ne m'occupasse poiut d'elle. Ses atten-
tions me touchaient beaucoup ; j'en parlais
à maman comme d'une chose sans mystère ,
et quand il y eu aurait eu , je ue lui eu aurais
pas moius parlé; car lui faire un secret de
quoi que ce fût, ne m'ciit pas été possible;
mou cœur était ouvert devant elle connue
devant Dieu. Elle ne prit pas tout-à-fait la
chose avec la même simplicité que uioi. Elle
vit des avances oii jeu'avais vu que des ami-
tié;; ; elle jugea que Mme. L,* * * se fcsant uu
pointd'houueurdc mclaiïsermoinssot qu'elle
ne m'avait trouvé, parviendrait de manière
o'-i d'autre à se faire entendre ; et outre qu'il
n'était pas juste qu'une autre femme se char-
j;cât de l'instruction de son élève , elle avait
des motifs plus diguesd'elle , pouriuc j^arautir
des pièges auxquels mou âge et mou état
LIVRET. 55
m'exposaient. Dans le même temps on m'en
leudit un d'une espèce plus dangereuse
auquel j'échappai , mais qui lui fit sentir que
les dangers qui me menaçaient sans cesse ,
rendaient nscessaires tous les préservatifs
qu'elle y pouvait apporter.
Mme. la comtesse de 31*** , mère d'une
de mes ecolicres , était une femme de beau-
coup d'esprit , et passait pour n'avoir pas
moins de méchanceté. Elle avait été cause ,
à ce qu'on disait , de bien des brouilleries,
et d'une eutr'autres qui avait eu des suites
fatales à la maison d'^* **. Maman avaitélé
assez liée avec elle pour connaître son carac-
tère; ayant très-iunocemmcnt inspiré du goût
à quelqu'un sur qui Mme. de iJ/*^* avait
des prétentions , clic resta chargée auprès
d'elle du crime de cette préférence , quoi-
qu'elle n'eût été ui recherchée ni acceptée,
et Mme. de M* * * chercha depuis lors à jouer
à sa rivale plusieurs tours dont aucun ne
réussit. J'en rapporterai un des plus comi-
ques par manière d'échantillon. Elles élaicnt
ensemble à la campagne avec plusieurs gen-
tils-hommes du voisinage , et eutr'autres l'as-
pirant en question. Mme de JJ*** dit nu
jour à un de ces messieurs que Mme. de
C 2
36 LES CONFESSIONS.
Jf^'arev% n'était qu'une précieuse , qu'elle
n'avait point de goût , qu'elle se nirttaitnial ,
qu'elle couvrait sa gorge counnc une bour-
geoise. (Juant à ce dernier article , lui dit
l'Iionnne , qui était un plaisant , elle a ses
raisons , et je sais qu'elle a un gros vilain
rat empreint sur le sein , mais si ressemblant
qu'on dirait qu'il court. La haine ainsi que
l'amour rend crédule ; Mme. de .1/* * * résolut
de tirer parti de cette découverte , et w\\ Jour
que maman était au jeu avec l'ingrat faTori
de la dame , cel'.e-ci prit son temps pour
passer derrière sa rivale , puis renversant à
demi sa cliaiseelle découvrit adroitement sou
mouchoir. xMais au-lieu du gros rat, le mon-
sieur ne vit qu'un objet fort dllTerent qu'il
n'était pas plus aisé d'oublier que de voir ,
et cela ne lit pas le compte de la dame.
Je n'étais pas un personnage à occuper
Mme. de M*** qui ne voulait que des gens
briilans autour d'elle. Cependant elle lit
quelque attention à moi , non pour ma ligure,
dont assurément elle ne se souciait point du
tout , mais pour l'esprit qu'on me suppo-
sait et qui m'eut pu rendre utile à ses goûts.
Elle en avait un assez vif pour la satire. Elle
aimait à l'aire dci chansons et des veià sur
LIVRET. 3;
les gens qui lui déplaisaient. Si elle ui'ent
trouve assez de talent pour lui aider à tourner
ses vers , st assez de complaisance pour les
écrire, entr'ellc et moi nous aurions bientôt
mis Chauibëri sens dessus-dessous. On serait
remonté à la source de ces libelles ; Mme. de
M** * se serait tirée d'affaire en me sacribaiit,
et j'aurais été enferme le reste de mes jours
peut-être , pourm'apprendre à faire le phœbus
avec leà dauies.
Heureuseuient rien de tout cela n'arriva.
Mme. de 31*** me retint à diner deux ou
trois fois pour me faire causer , et trouva que
je n'étais qu'ua sot. Je le sentais moi-même
et j'en gémissais, enviant les talens de mon
ami Tenture^ tandis que j'aurais dû remer-
cier ma bêtise des périls dont elle me sauvait.
Je demeiuai pour Aime, de JJ * * * le maître
à chanter de sa lillect rien de plus : mais je
vécus tranquille et lou)ours bien voulu dans
Clbambéri. (kla valait mieux que d'être un
bel esprit pour elle , et uu serpent pour le
reste du pays.
Quoi qu'il eu soit , maman vit que pour
lu'arracher aux périls de ma jeunesse , il était
temps de me traiter en homme , et c'est ce
qu'elle lit ; mais de la façon la plus siugu-
C 3
38 LES CONFESSIONS.
licre dont iamais femme se soit avisée ca
pareille occasion. Je lui trouvai l'air plus
grave et le propos pins moral qu'à sou ordi-
naire. A la gaieté folâtre dont elle entremê-
lait ordinairemeut ses instructions , succéda
tout-à-coup un ton toujours soutenu qui
n'était ni familier ni sévère , mais qui sem-
blait préparer une explication. Après avoir
cherché vainement en moi-même la raisoa
de cecliangcmcnt, je la lui demandai ; c'était
ce qu'elle attendait. Elle me proposa une
promenade au petit jardin pour le lende-
main : nous y fûmes dès le matin. Elle avait
pris ses mesures pour qu'on nous laissât seuls
toute la journée : et l'employa à me préparer
aux bontés qu'elle voulait avoir pour moi,
non comme uneautrc femme , par du utanége
et des agaceries , mais par des entretiens
pleins de scnîiiuent et de raison , plus faits
pour m'instruirc que pour me séduire , et qui
parlaient plus a mon cœur qu'à mes sens.
Cependant , quelque excellens et utiles que
fussent les discours qu'elle me tint, et quoi-
qu'ils ne fussent rien moins que froids et
tristes , je n'y fi* pas toute l'attention qu'ils
méritaient, et je ne les gravai pas dans ma
mémoire , comme j'aurais tait (^aus tout autre
L I V R E V. S^
temps. Son début ,cct air de picpai'atif m'avait
donné de rinquiétude : tandis qu'elle parlait,
rêveur et distrait malgré moi , j'étais moius
occupé de ce qu'elle disait que de chercher à
quoi elle eu voulait venir ; et si-tôt que je
l'eus compris , ce qui ne me fut pas facile ,
la nouveauic do cette idée qui , depuis qu3
je vivais auprès d'elle, ne ui'était pas venue
nue seule fois dans l'esprit, ni'occup^iat alors
tout entier , ne me laissa plus le maître de
])enser à ce qu'elle me disait. Je ne pensais
qu'à elle, et je ne l'écoutais pas.
Vouloir rendre les jeunes gens attentifs à
ce qu'on leur veut dire , en leur montrant
au bout un objet très-intéressant pour eux,
est un contre-sens très-ordinaire aux institu-
teurs , et que je n'ai pas évité moi-même
dans mon Emile. Le jeune homme, frappé de
l'objetqu'onlui présente, s'en occupe unique-
ment ctsauteà pieds jointspar-dessus vos dis-
cours préliminaires pour aller d'abord où vous
le menez trop lentement a son gré. Quand ou
veut le rendre attentif, il ne faut pas se laisser
pénétrer d'avance, ctc'esten quoi maman fut
mal-adroite. Par une singularité qui tenait k
son esprit S3'stématique , clic prit la précau-
tion trèb-vaiue de faire ses conditions -, mais
C 4
40 LES CONFESSIONS.
si-tôt que j'en vis le prix , je ne les e'contai pas
même , et je me dc'pcchai de consentir à tout.
Je doute même qu'en pareil cas il y ait sur
la terre entière un homme assez franc ou
assez courageux pour oser marchander , et
tme seule femme qui pût |)ardouner de l'avoir
fait. Par une suite de la nicmc bi>:anerie, elle
mit à cet accord les formalités Us plus graves,
et me donna pour y penser huit jours dont je
l'assurai faussement que je n'avais pas besoin:
car , pour comble de singularité , je fus très-
aise de les avoir ; tant la nouveauté' de ces
idées m'avait frappe' , et tant je sentais un
bouleversement dans les miennes , qui me
demandait du temps pour les arranger.
On croira que ces huit jours me durèrent
huit siècles. Tout au contraire, j'aurais vou-
lu qu'ils les eussent duré en eflet. Je ne sais
comment décrire l'état où je me trouvais ,
plein d'un certain eflVoi mêlé d'impatience ,
redoutant ce que je désirais , jusqu'à cher-
cher quelquefois tout de bon dans ma tête
quelque honnête uioyen d'éviter d'être heu-
reux. Qu'on se représente irion tempérament
ardent et lascif, mon sang enflammé , mon
cœur enivré d'amour , uaa vigueur , ma santé,
mou fige; qu'on pense que dans cet éiat,
L I V R E r. 4r
alte'ië de la soif des fcmuics , je n'avais encore
approche d'aucinie ; que l'iuiat;ination , le
besoin , la vanité , la curiosité se réunissaient
pour me dévorer de 1 ardent désir d'être
liomuie et de le paraître, (^u'on ajoute sur-
tout , car c'est ce qu'il ne faut pas qu'on ou-
'blie, que mon vif et tendre attachement pour
elle, loin de s'attiédir, n'avait fait qu'aug-
menter de jour eu jour, que je n'étais bica
qu'auprès d'elle , que je ne m'en éloignais que
pour y penser, que j'avais le cœur plein non-
seulement de ses bontés , de son caractère
aimable, mais de son sexe, de sa figure, de
sa personne , d'elle , en un mot , par tons
les rapports sous lesquels elle pouvait m'être
cbère : et qu'où n'imagine pas que pour dix
ou douze ans que j'avais de moins qu'elle ,
elle fût vieillie ou me parut l'être. Depuis
cinq ou six ans que j'avais éprouvédes trans-
ports si doux à sa première vue, elle était
réellement très-peu changée, et ne me le pa-
raissait point du tout. Elle a toujours été
charmante pour moi , et l'était encore pour
tout le monde. Ua taille seule avait pris un
peu plus de rondeur. Du reste c'était le nierae
cpil , le même teint , le même sein , les mêmes
traits, les mcmcs beaux cheveux blonds , là
C 5
42 LES CONFESSIONS.
même gaieté, tout Jusqu'à la uicme voix ,'
cette voix argente'ede la jeunesse qui fit tou-
jours sur moi tant d'iuipressiou , qu'encore
aujourd'hui je ne puis entendre sans émotioa
le son d'une jolie voix de fille.
Naturelltuient ce que j'avais à craindre
dans l'attente de la possession d'une pcrsoiuic
si che'rie , était de l'anticiper et de ne pou-
voir assez gouverner mes dérirs et mon ima-
gination pour rester maître de moi-même.
Ou verra que , dans un âge avancé , la seule
idée de quelques légères laveurs qui m'atten-
daient près de la personne aimée, allumait
mon sang à tel point , qu'il m'était impossi-
ble de faire impunément le court trajet qui
me séparait d'elle. Comment, par quel pro-
dige , dans la fleur de ma jeujiesse, eus-je si
peu d'empressement pour la première jouis-
.•<ance ? Comment pns-je en voir approche?
l'heure avec plus de peine que de plaisir ?
Comment , au milieu des délices qui devaient
ïn'euivrer, seutais-je presque de la répu-
gnance et des craintes ? Il n'y a pointa dou-
ter que, si j'avais pu me dérober à mon bon-
heur avec bienséance , je ne l'eusse fait de
tout mon cœur. J'ai promis des bizarreries
dans l'histoire de mou attachement pour elle!
L I V R E V. 43
Eu voilà sûrement une a lac^uelle ou ne s'at-
tendait pas.
Le lecteur déjà révolte' )Ugc qu'étant pos-
Fedce par un autre bomuie , elle se dégra-
dait à mes yeux en se partageant, et qu'ua
scntinient de mésestime attiédissait ceux
qu'elle m'avait inspirés ; il se trompe. Ce
partage , il est vrai , me fesait une cruelle
peine , tant par une délicatesse fort naturelle,
que parce qu'en effet je le trouvais peu digne
d'elle et de moi ; mais , quant à mies senti-
mcns pour elle , il ne les altérait point : et
je peux jurer que jamais je ne l'aimai plus
tendrement que quand je désirais si peu delà
posséder. Je connaissais trop son cœur cliaste
et son tempérament de glace , pour croire
un moment que le plaisir des sens eut aucune
part à cet abandon d'elle-même : j'étais par-
iailenicnt sûr que le seul soin de m'arracher
à des dangers autrement presqu'inévitablcs ,
et de me conserver tout entier à moi et à mes
devoirs , lui en fesait enfreindre un qu'elle
ne regardait pas du même œil que les autres
femmes, comme il sera dit ci-après. Je id
plaignais , et je me plaignais ; j'aurais voulu
lui dire : non, maman, il n'est pas néces-
saire j je vous réponds de moi sans cela :
C 6
44 I' Tl S C O ]V F E S S T O N S.
mais je n'osais; picinîèrcuicnt jjarce que ce
ii'ctait pns une clio^c à ciirc, et puis parce
qu'au fond je sentais que cela n'était pas
vrai , et qu'eu ellft il n'y avait qu'une femme
qui pût me garantir des autres ("eniuies et nie
mettre à r(-|)reuve des tentations. Sans dési-
rer de la posséder , j'étais bien aise qu'elle
m'ôtât le désir d'en putsctUr d'autres ; tant
je regardais tout ce qui pouvait me distraire
d'elle connue un mallieiir.
La louj^iic habitude de \ ivre ensemble et
d'y vivre innoccnunent , loin d'aflaiblir nies
sentiuicns pour elle, Icsavait renforces , mais
leur avait en mcnic-tcuips donné inic antre
tournure qui les rendait plus afloctuenx , plus
•tendres peut-être, mais moins sensncls. A
force de rappelcrmnnian ,à forccd'user avec
elle de la i.uniiiarité d'iui tils , je m'étais ac-
coutumé à me regarder comme tel. .le crois
que voilà la véritable cause du j)eu d'em-
pressemcnl ([ue )'(iis de la posséder, quoi-
qu'elle nu' fut si clicre. Je me souviens très-
bien que mes premiers senlimens, «ans être
plus vifs, étaient plu.s voluptueux. A Annecy
j'étais dans l'ivresse , à (^liambéri je n'y étais
plus. Je l'aimais toujours aussi passiontié-
nient qu'il fut possible; mais je i'aïuai.s plus
LIVRE Y. 45
pour elle et moins pour uioi , ou du moins
je cherchais plus uion ))oiihi ';.r que mou plai-
sir auprès fl'clle : clic était pour moi plus
qu'une sneur , j)lus qu'une mère , plus qu'une
amie, plus même qu'une maîtresse , et c'é-
tait pour cela qu'elle u'étaitpas unemaîtiesse.
EnIJu je l'aimais trop pour la convoiter:
voilà ce qu'il y a de plus clair dans mes idées.
Ce jour, plutôt redouté qu'attendu, vint
er.Gn. Je prouus tout, et je ne mentis pas.
Mon cœur conhrmait mes cngagemens sans
en désirer le prix. Je l'obtins pourtant. Je me
vis , pour la première fois , dans les bras
d'une femme, et d'une femme que j'adorais.
Fus-jc heureux ? non , )e goûtai le plaisir. Je
ne sais quelle invincible tristesse en empoison-
nait le charme. J étais comme si j'avais coin-
iiiis un inceste. Deux ou (rois l'ois, en laprcs-
.«ant avec transport dans mes bras, j'inon-
dai son sein de mes larmes. Pour elle , elle
n'était ni triste ni vive ; elle était caressante
et tranquille. Comme elle était peu SLUSuclle
ït n'avait point recherché la volupté, elle
n'en eutpas Us délices, et n'eu a jamais eu
les remords.
.le le répète : toutes ses fautes lui vinrent
de SCS erreurs^ jamais de ses passions. Elle
46 LES CONFESSIONS.
était bien née , son cœur était pur , elle
aimait les choses honnêtes , ses penchans
étaient droits et vertueux , son goût était
délicat, elle était faite pour une élégance de
mœurs qu'elle a toujours aimcc , et qu'elle
n'a jamais suivie ; parce qu'au-licu d'écouter
son cœur qui la menait bien , elle écouta sa
raison qui la menait mal. Quand des princi-
pes faux l'ont égarée , ses vrais sentinaeus les
ont toujours démentis : mais malheureuse-
ment elle se piquait de philosophie, et la
morale qu'elle s'était faite, gâta celle que son
cœur lui dictait.
M. de Tarel, son premier amant, fut sou
maitie de philosophie, et les principes qu'il
lui donna furent ceux dont il avait besoin
pour la séduire. La trouvant attachée à son
mari , à ses devoirs, toujours froide , raison-
nante , et inattaquable par les sens , ill'atta-
qua par dcssophismcs , et parvint à lui mon-
trer ses devoirs auxquels elle était si attachée,
comme un bavardage de catéchisme , fait
vmiquement pour amuser les enl'ans; l'unioa
des sexes comme l'acte le plus inditférent ctt
soi; la fidélité conjugale comme une appa-
rence obligatoire dont toute la moralité re-
gardait ropiuiou ; ie repos des maris comme
L I V R E V. 47
la scnle règle dn devoir des femmes; en sorte?
que des iufidelilés ignorées, nulles pour ce-
lui qu'elles offensaient, l'étaieut aussi pour
la conscience ; enfin il lui persuada que la
cbosc en ellc-uiéuie n'était rien, qu'elle ne
prenait d'existence que par le scandale , et
que toute femme qui paraissait sage , par
cela seul l'était en eSiet. C'est ainsi que le
malheureux parvint à sou but en corrom-
pant la raison d'un enfant dont il n'avait
pu corrompre le cœur. Il en fut puni par la
plus dévorante jalousie, persuadé qu'elle le
traitait lui-iuéaic comme il lui avait appris à
traiter son mari. Je ne sais s'il se trompait
sur ce point. Le ministre _p * * * passa pour
son successeur. Ce que Je sais ^ c'est que le
tempérament froid de cette jeune femme , qui
l'aurait dû garantir de ce système, fut ce qui
l'empccha dans la suite d'y renoncer. Elle ne
pouvait concevoir qu'on donnât tant d'im-
portance à ce qui n'en avait point pour elle.
Elle n'honora jamais du nom de vertu une
abstinence qui lui coûtait si peu.
Elle n'eût donc guère abusé de ce faux prin-
cipe pour elle-même ; mais elle en abusa pour
autrui, et cela par une autre maxime presque
aussi fausse , mais plus d'accord avec la boul«
48 LES e O N F E S S I O \ 5.
de sou cœur. Elle a toujours cru que ricii
n'attachait tant un liomuie à une frinuic que
la possession; et quoiqu'elle n'aiuiât ses amis
que d'amitié, c'était d'une amitié' si tendre,
qu'elle employait tous les moyens qui dépen-
daient d'elle pou rscles attacher plus fortement.
Ce qu'il y a d'extraordinaire, est qu'elle a
presque toujours réussi. El le était si réellement
aimable que, plus l'intimité dans laquelle on
vivait avec elle était grande , plus on y trou-
vait de nouveaux sujets de l'aimer. Une autre
chose digne de remarque , est qu'après sa
première faiblesse , elle n'a guère favorisé que
des malheureux ; les gens brillaus ont tous
perdu leur peine auprè** d'elle ; mais il fal-
lait qu'un homme qu'elle conuncneait par
plaindre, fût bien peu aimable, si clic ne
finissait par l'aimer. Quand elle se fit des
choix peu digues d'elle , bien loin que ce fût
par des inclinations basses qui n'approchèrent
jamais de son noble cœur, ce fut uniquement
par sou caractère trop généreux , trop Innnaiii
trop compatissant , trop sensible , qu'elle ne
gouverna pas toujours avec assez de discer-
nement.
Si quelques principes faux l'ont égarée,
combien n'eu avait-cUepas d'admirables dont
L I V R E V. 49
elle ne se départait jamais? Par combien de
vi-rtus ne rachetait-elle pa* ses faiblesses , si
l'on peut appeler de ce nom des crrenrs où
les sens avaient si pen de part? Ce même
hommequila trompasnriin point , l'irir-truisit
excellemment sur mille autres ; et ces jîassions
qui n'e'taient pas fougueuses , lui permettant
de suivre toujours ses lumières, elie allait
bien quand ses sophiraes ne l'egaraientpas-Scs
motifs étaient louables jusque dans ses fautes ;
en s'abu^ant clic pouvait mal faire, jnais
elle ne pouvait vouloir rien qui fi'it mal. Elle
abhorrait la duplicité , le mcnsou<^c; elle était
juste, équitable, liniuaine , désn)téressée ,
iidelle à sa parole, à ses amis, à ses devoirs
qu'elle reconnaissait pour tels, incapable de
veup,eai)ce et de haine , et ne concevant pas
même qu'il y eût le moindre mérite à par-
donner. Enlin, pour revenir à ce qu'elle avait
de moins excusable , sans estimer ses fa-
veurs ce qu'elles valaient, elle n'en fit jamais
un vil commerce; elle les prodij.niait , mais
clic ne les vendait pas, quoiqu'elle fut sans
cesse aux expcdiens pour yivre: et j'ose dire
que , si Socrotc put estimer Aspasie ^ il
eût respecté madame de T^'arens.
Je sais d'avance qu'en luidounautuucarac-
5o LES CONFESSIONS.
tèie sensible et un tempérament froid, je
serai accusé de contradiction comme à l'or-
dinaire et avec autant de raison. Il se peut
que la nature ait en tort , et que cette com-
binaison n'ait pas di'i être ; je sais seulement
qu'elle a été. Tous ceux qui ont connu
Mme. de Warens , et dont un si grand
nombre existe encore , ont pu savoir qu'elle
était ainsi. J'ose même ajouter qu'elle n'a
connu qu'un seul vrai plaisir au monde ;
c'était d'en faire à ceux qu'elle aimait. Toute-
fois permis à chacun d'argumenter là-dcs=us
tout à son aise , et de prouver doctement
que cela n'est pas vrai. Ma fonction est
de dire la vérité, mais non pas de la faire
croire.
J'appris peu-à-peu tout ce que je viens
de dire , dans les entretiens qui suivirent
notre union, et qui seuls la rendirent déli-
cieuse Elle avait eu raison d'espérer que sa
complaisance me serait utile ; )'cn lirai pour
mon iustrucliou de grands avantages Elle
m'avait jusqu'alors parlé de moi seul comme
à un enfant. Elle commença de me traiter
en homme et me })arla d'elle. Tout ce qu'elle
me disait m'était si intéressant, )e m'en sen-
tais si touche que , me repliant sur moi-
L I V R E V. 5ï
même , J'appliquais à mon profit ses con-
fideuces plus que je n'avais fait ses leçons.
Quand on sent vraiment que ic cœur parle ,
le nôtre s'ouvre pour recevoir ses épanche-
mens ; et jamais toute la morale d'un pé-
dagogue ne vaudra le bavardage affectueux
et tendre d'une femme sensée pour qui l'on
a de l'attacbcuient.
L'intimité dans laquelle je vivais avec elle ,
l'ayant mise à portée de m'apprécier plus
avantageusement qu'elle n'avait fait , elle
jugea que , malgré rnon air gauche, je valais
la peine d'être cultivé pour le monde , et
que, si je m'y montrais un jour sur un cer-
tain pied , je serais en état d'y faire inott
chemin. Sur cette idée elle s'attachait , non-
seulement à former mon jugement , mais
mou extérieur, mes manières , à me rendre
aimable autant qu'estimable ^ et s'il est vrai
qu'on puisse allier les succès dans le monde
avec la vertu , ce que pour moi je ne crois
pas , je suis sûr au moins qu'il n'y a pour
cela d'autre route que celle qu'elle avait
prise et qu'elle voulait m'cnseigner. Car
Mme. de ff^arens connaissait les hounncs
et savait supérieurement l'art de traiter avec
«ux sans mensonge et sans imprudence, sans
52 LES CONFESSIONS.
les tromper et sans les fàclicr. IVfais cet art
t'tait dans son caractère l)ien plus que dans
ses leçons ; clic savait mieux le mettre eu
pratique que l'enseigner , et j'étais l'homme
du inonde le moins propre à l'apprendre.
Aussi tout ce qu'elle fit à cet égard fut-il ,
peu s'en faut , peine perdue , de même que
le soin qu'elle prit de me donner de» maî-
tres pour la danse et pour les armes. Quoique
leste et bien pris dans uia taille, je ne pus
apprendre à danser un menuet. J'avais telle-
ment pris , à causG de rues cors , l'habitude
de marcher du talon , que Roche ne put me
la faire perdre ; et jamais avec l'air assez
ingambe je n'ai pu sauter un médiocre fossé.
Ce fut encore pis à la salle d'armes. Après
trois mois de Icçou je tirais encore à la mu-
raille , hors d'état de faire assaut ; et jamais
je n'eus le poignet assez souple ou le bras
assez Icrme pour retenir mon fleuret quand
il plaisait au niaîlre de le fairesauler. Ajoutez
que j'avais un (i<'j;oril mortel |)our cet e>:er-
cice et pour le maître qui tâchait de me l'en-
seigner. Je n'aurais jamais cru qu'on joùt être
M fier de l'art de tuer un homme. Pour
mettre son vaste génie à ma portée , il ne
s'exprimait que par des couiparaisous tirées
L I V R E V. 53
de la musique qu'il ne savait point. Il trou-
vait des analoi^ics frappantes ciilie les bottes
de tierce et de quarte , et les intervalles
musicaux du même nom. (^iiand il voulait
faire une feinte , il me di.sait de prendre
garde à ce dièse , parce qu'ancieuncment
les dièses s'appelaient des feintes : quand il
m'avait fait sauter de la main mou fleuret,
il disait en ricanant que c'eLaient une panse.
Enlin je ne vis de ma vie un pédant plus
insupportable que ce pauvre homme , avec
son plumet et son plastron.
Je lis donc peu de progrès dans mes exer-
cices , que je quittai bientôt par pur dégoût ;
mais j'en lis davantage dans nu art plus
utile , celui d'être content de mon sort et
de n'en pas désirer un plus brillant, pour
lequel je commençais à sentir que je n'étais
pas ne. Livre' tout entier au désir de rendre
à maman la vie heureuse , je me plaisais
toujours plus auprès d'elle ; et quand il
fallait m'en éloigner pour courir eu ville,
malgré ma passion pour la musique ,jc coiu-
jiiencais à sentir la gêne de mes leçons.
J'ignore si Claude ^Jiiet s'aperçut de
l'intimilc de notre commerce. J'ai lieu de
croire qu'il ne lui l'ut pas cache. Celait un
54 LES CONFESSIONS.
garçon tvès-clairvoyant , mais très -discret,
qui uc parlait jamais contre sa pense'e , mais
qui ne la disait pas toujours. Sans me faire •
le moindre semblant qu'il fut instruit, par
sa conduite il paraissait l'être ; et cette
conduite ne venait sûrement pas de bas*
sesse d'aiac , ujais de ce qu'étant entré
dans les principes do sa maîtresse, il ne
pouvait desapprouver qu'elle agît consé-
quemmeut. Quoiqu'aussi jeune qu'elle, il
était si mûr et si grave, qu'il nous regardait
presque comme deux cnfaus dignes d'indul-
gence, et nous le regardions l'un et l'autre
comme un homme respectable dont nous
avions l'estime à ménager. Ce ne fut qu'après
qu'elle lui fut iufidelle, que je connus bien
tout l'attachement qu'elle avait pour lui.
Comme elle savait que je ne pensais , ne
sentais, ne respirais que par elle, elle me
montrait combien elle l'aimait, atin que je
l'aimasse de même ; et elle appuyait encore
moins sur son amitié pour lui que sur son
estime , parce que c'était le sentiment que
je pouvais partager le plus pleinement. Com-
bien de fois elle attendrit nos cœurs et nous
fit embrasser avec larmes , en nous disant
que nous étions nécessaires tous deux au
L I V R E V. 55
bonheur de sa vie. Et que les femmes qui
liront ceci ne sourient pas malignement.
Avec le tempérament qu'elle avait, ce besoin
n'était pas équivoque : c'était uniquement
celui de son cœur.
Ainsi s'établit entre nous trois une société
sans autre exemple peut-être sur la terre.
Tous nos vœux , nos soins , nos cœurs étaient
en commun. Rien n'en passait au-delà de
ce petit cercle. L'habitude de vivre ensemble
et d'y vivre exclusivement devint si grande,
que, si dans nos repas un des trois manquait
ou qu'il vînt un quatrième, tout était dé-
rangé ; et malgré nos liaisons particulières,
les tctc-à-têtes nous étaient moins doux que
la réunion. Ce qui prévenait entre nous Ja
gène était une extrême confiance réciproque,
«t ce qui prévenait l'ennui était que nous
étions tous fort occupés. Maman , toujours
projetante et toujours agissante , ne nous
laissait guère oisifs ni l'un ni l'autre, et nous
avions encore chacun pour notre compte de
quoi bien remplir notre temps. Selon moi,
le désœuvrement n'est pas moins le fléau de
la société que celui de la solitude. Rien ne
rétrécit plus l'esprit, rien n'engendre plus
de rieus, de rapports, de paquets, de tra-
56 LES CONFESSION ?.
casscries, de incusonges , que d'être e'tcrncl-
lemeut leufenuc's vis-a-vis les uns des autres
dans une chambre , réduits pour tout ouvrage
à la nécessité de babiller coutiuudllcinent.
Quand tout le monde est occupé, l'on ne
parle que quand ou a quelque cbose à dire ;
mais quand on ne fait rien , il faut absolu-
ment parler toujours: et voilà de tontes les
gcnes la plus iucomulode et la plus dange-
•rciise. J'ose mcine aller jjIus loin , et je
soutiens que, pour rendre un cercle vraiment
agréable, il faut non-seulement que chacun
y fasse quelque cliosc, mais quelque chose
qui demande un peu d'altention. faire des
nœuds c'est ne rien faire , et il faut tout
autaut de soin pour amuser une f«nime qui
fait des nœuds, que celle qui tient les bras
croises. Mais quand elle brode, c'est autre
chose ; elle s'occupe assez pour remplir les
inlcrvallcs du silence. (>e qu'il y a de cho-
quant, de ridicule^ est de voir pendant ce
temps une douzaine de Handrius se lever,
s'asseoir, aller, venir, pirouetter sur Icius
talons, retouiiicr deux cents lois les magots
de la cheminée, et lati;^uer leur minerve à
maintenir un intarissable tlux de paroles :
la belle occupation! Ccs|^eus-là, quoiqu'ils
fuSiCUl ,
L I V R E V. 5/
fassent, seront toujours à charge aux antres
et à cnx-mèuics. Quand j'étais à Motiers,
j'allais faire des lacets chez mes voisines ; si
je retovunais dans le inonde , j'aurais toujours
dans ma poclie un bilboquet, et j'en jouerais
toute la journe'e pour me dispenser de parler
quand je n'aurais rien h dire. Si chacun en
Ifsaitautant , les hcuiniesdcviendraientinoins
inc'chans , leur commerce deviendrait plus
sur , et je pense , plus agréable. En&n que
les plaisans rient s'ils veulent, mais je sou-
tiens que la seule niorale à la portée du présent
siècle est la morale du bilboquet.
Au reste, ou ne nous laissait guère le soin
d'éviter l'ennui par nous-mêmes ; et les
importuns nous en donnaient trop par leur
aflluence, pour nous eu laisser quand nous
restions seuls. L'impatience qu'ils m'avaient
donnée autrefois u'était pas diminuée , et
toute la didcrence était que j'avais moins de
temps pour m'y livrer. La pauvre maman
n'avait point j)erdu son ancienne fantaisie
d'entreprises et de systèmes. Au contraire,
plus .ses besoins domestiques devenaient
pressans , plus, pour y pourvoir, elle se
livrait à ses visions. Moins elle avait de
ressources présentes , plu» elle s'en forgeait
Mi'inoires. Touic il. U
t)H LES CONFESSIONS.
dans l'avenir. Le progrès des ans ne fcsait
qu'augmenter en elle cette iranie ; et à mesure
qu'elle perdait le goût des plaisirs du monde
et de la jeunesse , elle le remplaçait par
celui des secrets et des projets. La maison ne
de'semplissait pas decharlatans, defabriquans,
de so'.iffleurs , d'entrepreneurs de toute espèce
qui, distribuant par millions la fortune, finis-
saient par avoir besoin d'un écu. Aucun ne
sortait de chez elle à vide ; et l'un de me»
étonneinens est qu'elle ait pu suffire aussi
long -temps à tant de profusions sans ea
épuiser la source , et sans lasser ses créanciers.
Le projet dont elle était le plus occupée au
temps dont je parle, et qui n'était pas le plus
déraisonnable qu'elle eût formé , était de faire
établir àCliambéri un jardin royal déplantes
avec un démonstrateur a])pointé , et l'on com-
prend d'avance à qui cette |)lace était destinée.
La position de cette ville au milieu des Alpes
était très-favorable à la botanique; et luamaii
qui lacilitait toujours un projet par un autre
y joignait celui d'un collège de pharmacie, qui
véri tablementparaissaittrès-utiled ans ini pays
aussi pauvre , où les apothicaires sont presque
Icsseuls médecins. La retraite du proto-méde-
cin (//•Oi\y/ à Chaïubéri , après la mort du roi
L I V R E V, 59
Victor , lui parut favoriser beaucoup cette
idée , et la lui sugge'ra peut-être, (^uoi qu'il en
soit, ellcse mita cajoler (7 roi-.vz, qui pourtant
n'c'tait pas trop cajolable ; car c'était bien le
plus caustique et le plus brutal monsieur que
j'aie jamais connu. Ou en jugera par deux ou
troistraits que je vais citer pour échantillon.
Un jour ilétait ea consultation avec d'autres
médecins, un entre autres qu'on avait fait venir
d'Aunrcy, et qui était le médecin ordinaire
du malade. Ce jeune homme encore malap-
pris pour un médecin , osa n'être pas de l'avis
de monsieur le proto. Celui-ci pour toute ré-
ponse lui demanda quand il s'en retournait ,
par où il passait , et quelle voiture il prenait ?
L'autre, après l'avoir satisfait , lui demande à
Sun tour s'il y a quelque chose pour son ser-
vice. Rien , rien, dit Grossi , sinon que je
veux m'aller mettre h une fenêtre sur votre
passage , pour avoir le plaisir de voir passer
vin âne à cheval. Il était aussi avare qneriche
et dur. Un de ses amis lui voulut un jour em-
prunter de l'argent avec de bonnes sûretés.
Mon ami , lui dit-il en lui serrant le bras et
grinçant les dents , quand St. Pierre descen-
drait du ciel pour m'einprunter dix pistoles ,
cl qu'il me donnerait laTrinité pour caution,
D 2
6o LES C O N F E S S I O N S.
je ne les lui prêterais pas. ["n jour iiivilcà dî-
ner clicz M. le comte Picoii fçonveriiciir de
Savoie et Irès-dévol , il arrive avant l'iieiire ,
et S. E. alors occupée à dire le rosaire , lui
eu propose l'ainuscment. Nesachant trop que
répondre, il lait une i^riinace aflreuse et se
met à genoux. Mais à peine avait-il récité deux
jdve que, n'y pouvant |)lus tenir, il se lève
brusquement, prend sa caunc et s'en va sans
mot dire. Le comte Picoii court après , et lui
crie, 31. Grossi , M. Grossi , restez donc ; vous
avez là-bas à la broche une excellente barta-
velle. M. le comte , lui répond l'autre en se
retournant ; vous me donneriez un ange rôti
que je ne resterais pas. V'oilà quel était M. le
proto-médecin Grossi , que inaman entre-
prit et vint à bout d'apprivoiser. (^)noiqn'ex-
trémemeut occupé, il s'accoutuma à venir
très-souvent chez elle, prit y^iict en amitié ,
marqua fairecas de ses connaissances , en par-
lait avec estime ; et, ce qu'on n'amait pas
attendu d'un pareil ours, il aH'cctait de le
traiter avec considération pour eflnccr les im-
pressions du pa>;sé. C^ar quoiqu'.^z/f^ ne iVit
jdus sur le pied d'un douieslique, on savait
qu'il l'avait été , et il ne fallait |ias moins que
l'exemple etl'autorilé de M. le prolo-médeciu,
L I V R E V. 6i
pour donner a son(';^aid le ton qu'on n'aurait
j)ns pris de tout autre. Claiule Aiiet , avec
un liabil noir, une perruque bien peigne'c, un
luainlicn grave et décent, luie conduite sage
et circoiis[)ecte , des connaissances assez éten-
dues en matière me'dicalc et eu botanique , et
la faveur du chef de la faculté' , pouvait rai-
sonnablement espérer de remplir arec ap-
plaudissemcu t la place de démonstra teur royal
des plantes, si l'établissement projeté avait
lieu; et réellement (7r05i'/ en avait f^oû lé le
plan , l'avait adopté, et n'attendait , pour le
proposer à lacour , que le moment où la paix
permettrait de sonjz,er aux choses utiles , et
laisserait disposer de quelque argent pour y
pourvoir.
JNlais ee projet dont !'( \éculion m'eût pro-
bablement jeté dans la botanique, pour la-
quelle il uic semble que j'étais né, manqua
par un de ces coups inattendus qui renversent
les desseins les mieux concertés. J'étais des-
tinéù devenir par degrés un exemple des mi-
sère;; humaines. On dirait que la Providence,,
qui nra;)j)rfaità ces grandes épreuves, écartait
de sa main tout ce qui m'eut empêché d'y
arriver. Dans une course qu'^wfj; avait faite
au iiaut des uionlngncs pour aller cherchée
D 3
62 LES CONFESSIONS.
du gc'nipi, plaute rare qui ne croit que sur
les .Alpes, et dont M. Grossi avait besoin,
ce pauvre garçon s'échauffa tellement, qu'il
gai^na une pleurésie dont le génipi ne put le
sauver, quoiqu'il y soit dit-ou , spéciljquc ;
et , malgré tout l'art de Grossi qui certaiuc-
nient était un trcs-liabile homme, inalgréles
soins lulillis que nous prîmes de lui sa bonne
maîtresse et inoi , il mourut le ciuquiciuc jour
entre nos mains nprès la plus cruelle agonie ,
durant laquelle il n'eut d'autres exhortations
que les miennes : et je les lui prodiguai avec
des élans de douleur et de zèle qui , s'il était
en état de ra'cntcndre , devaient être de quel-
que consolation ponrlui. Voilà comment je
perdis le plus solide ami que j'eus en toute
ma vie, homme estimable et rare en qui la
la nature tint lieu d'éducation, qui nourrit
dans la servitude loutesles \ertus des grands
hommes , et à qui peut-être il ne manqua ,
pour se montrer tel à tout le monde, que do
vivre et d'être placé.
Le lendemain j'en parlais avec maman dans
l'amiction la plus vive et la plus sincère, et
toutd'uu coup au milieu de l'entretien j'eus
la vile et indigne pensée que j'héritais de ses
nippes, et sur-tout d'un bel habit noir qui
L I V R E V. 63
m'avait donné dans la vue. Je le pensai , par
conséquent je le dis; car près d'elJe. c'était
pour moi la même chose. Rien ne lui (il mieux
sentir la perte qu'elle avait faite , que ce lâche
et odieux mot, le désintéressement et la no-
blesse d'ame étant drs qualités que le défunt
avait éminemment possédées. La pauvre
femme sans rien répondre se tourna de l'au-
tre côlé et se mit à pleurer. Chères et pré-
cieuses larmes ! elles furent entendues, et
coulèrent toutes dans mon cœur ; elles y la-
vèrent jusqu'aux dernières traces d'un senti-
ment bas et mal-honnctc ; il n'y en est jamais
entré depuis ce tcuips-là.
Cette perte causa à maman autant de pré-
judice que de douleur. Depuis ce moment ses
affaires ne cessèrent d'aï 1er en àccadence . yf /let
était un garçon exact et rangé qui maintenait
l'ordre dans la maison de sa maîtresse. Oa
craignait sa vigilance, et le gaspillage était
moindre. Elle-même craignait sa censure et
se contenait davantage dans ses dissipations.
Ce n'était pas assez pour elle de son attache-
ment, elle voidait conserver son estime ; et
elle redoutait le juste reproche qu'il osait
quelquefois lui faire, qu'elle prodiguait le
Lieu d'autrui autant que le sien. Je pensais
64 LES CONFESSIONS.
coiumc lui , je le disais inénie ; mais je n'avais
pas le uiëmtt ascendant sur elle, et mes dis-
cours n'en imposaient pas comme les siens.
Quand il ne fut plus, je fus bien forcé de
prendre sa place, pour laquelle j'avais aussi
peu d'aptitude que de goût ; je la remplis mal.
J'e'tais peu soij^ncux , j'étaisfort timide: tout
eu grondant à part moi , je laissais tout aller
comme il allait. D'ailleurs j'avais bien obteiui
la même confiance, mais non pas la même
autorité. Je voyais le désordre, j'en gémis-
sais, je m'en plaignais, et je u 'étais pas écouté.
J'étais trop jeune et trop vif pour avoir lo
droit d'être raisonnable ; et quand je voulais
me, mêler de faire le censeur , maman me
donnait de petits soufflets de caresses, m'ap-
pelait son petit mentor , et me forçai ta ic-
prcndre le rôle qui me convenait.
Le sentiment profond de la détresse où ses
dépenses peu mesurées devaient nécessaire-
ment la jeter tôt ou tard , me fit nue impres-
sion d'autant plus forte, qu'étant devenu
l'inspecteur de sa maison, je jugeais par moi-
même de l'inégalité de la balance entre le
doit et Vaioir. Je date de cette époque le
penchant à l'avarice que je me suis toujours
senti depuis ce temps-là. Je n'ai jamais été
L I V R E V. 60
foiî'^mcnt prodigue qtve^jar hourasqnes; mais
jusqu'alors je ne urétais jamais beaucoup
inquie'té si j'avais peu ou beaucoup d'argent.
Je counuencal à Taire cette attention et à
prendre du souci de ma bourse. Je devenais
vilain par un motif très-noble ; car en vcritc
je ne songeais qu'a ménager à maman quoi-
que ressource dans la catastrophe que je
prc'voyais. Je craignais que ses créanciers ne
iissent saisir sa pension, qu'elle ne fut tout-
à-fait supprimée ; et je m'imaginais, selon
mes vues étroites, que mon petit magot lui
serait alors d'un grand secours. Mais pour le
faire et sur-tout pour le conserver, il fallait
me cacher d'elle ; car il n'eût pas convenu,
tandis qu'elle était aux expédiens , qu'elle eut
su que j'avais de l'argent mignon. J'allais
donc clicrehant par-ci par-là de petites caches
où )e fourrais quelques louis en dépôt , com-
ptant augmenter ce dépôt sans cesse jusqu'au
moment de le mettre à ses pieds. Mais j'étais
si mal-adroit dans le choix de mes cachettes,
qu'elle les éventait toujours ; puis pourm'ap-
prendre qu'elle les avait trouvées, elle ôtait
l'or que j'y avais mis, et en mettait davan-
tage en autres espèces. Je venais tout hoiitenx
rapporter à la bourse commune mou petit
66 LES CONFESSIONS.
tiësor, et jamais elle ne manquait de l'em-
ployer en nippes ou meul)les à mon profit,
comme épée d'argent , montre ou autre chose
pareille.
Bien convaincu qu'accumuler ne me réus-
sirait jamais et serait pour clic une mince
ressource, je sentis eniin que je n'en avais
point d'antre contre le malheur que je crai-
gnais , que de me mettre en état de pourvoir
par moi-même à sa subsistance , quand , ces-
sant de pourvoir à la mienne , clic verrait le
pain prêt à lui manquer. Malhcureusemeut
jetant mes projets du côté de mes goûts, je
m'obstinais à chercher follement ma fortune
dans la musique; et sentant naître des idées
et des chants dans ma tcte, je crus qu'aussi-
tôt que je serais en état d'en tirer parti, j'al-
lais devenir un homme célèbre , un Orphée
moderne dont les sons devaient attirer tout
l'arf^entdu Pérou. Ce dont il s'agissait pour
moi , commençant à lire passablement la
musique , était d'apprendre la composition.
La dilhcuUé était de trouver quelqu'un pour
me l'enseigner; car avec mon Hameau seul
je n'espérais jins y parvenir par moi-même :
et depuis le départ de 3L le. Maître y il n'j
L I V R E V. 67
avait persoiiuc en Savoie qui entendit rien a
riiaimoiiie.
Ici l'oii va voir encore nue de ces inconsé-
quences dont ma vie est remplie, etqui ur'oût
fait si souvent aller contre tnoii but, lors
lucme que j'y pensais tendre directement.
l'en tare m'avait beaucoup parlé de l'abbé
£lanchard son maître de composition ,
Lomme de mérite et d'un grand talent, qui
pour lors était maître de musique de la calbé-
diale de Besancon, et qui l'est maintenant
de la chapelle de Versailles. Je me mis en tête
d'aller à Besançon prendre leçon de l'abbé
Blanchard , et cette idée me parut si raison-
nable , que je parvins à la faire trouver telle
à uTaman. La voilà travaillant à mon petit
équrpage , et cela avec la profusion qu'elle
mettait à toute cbose. Ainsi toujours avec le
projet de prévenir une banqueronte et de
réparer dans l'avenir l'ouvrage de sa dissipa-
tion , je commençai dans le moment même
par lui causer une dépense de huit cents
francs : j'accélérais sa ruine pour me uittlre
en état d'y remédier. (Quelque folle que \v.t
cette conduite, l'illusion était eutière de ma
part, et mcuic de la sicmie. Nous ctiuus
68 LES CONFESSIONS.
persuades rnu et rautrc, mol que je travail-
lais ulilcmeut pour elle , elle que je travaillais
utilement pour moi.
J'avais coiupté trouver J'enfuie encore à
Annecy, et lui deuiander une lettre pour
l'abbë Blanchard. Il n'y ('tait plus. II fallut,
pour tout renseignement, me contenter d'une
messe à quatre parties de sa composition et
de sa main , qu'il m'avait laisse'e. Avec cette
recommandation , je vais à Besancon passant
par Genève, où je fus voir mes parens, et
par Nion où je fus voir mon père qni me
/ccut comme à son ordinaire, et se chargea
de me faire parvenir mama'lc qui ne venait
qu'après moi , parce que j'clais à cheval.
J'arrive à Besancon. L'abbé Jilancliard me
reçoit bien , me jiromet ses instructions , et
m'olTre sss services. Nous étions prêts à com-
mencer quand j'apprends par une lettre de
mon père que ma malle a été saisie et con-
lisquée aux Rousses , bureau de France sur
les frontières de vSuissc. Effrayé de cette nou-
velle , j'emploie les connaissances que Je
m'étais faites à Besancon pour savoir le mo-
tif de cette confiscation ; car bien sur de
n'avoir point de contrebande , je ne pouvais
concevoir sur quel prétexte ou l'avait pu
fonder.
L I V R E V. 69
fonder. Je l'apprends eiiûu : il faut le dire»
car c'est un fait curieux.
Je voyais à Cliambéri un vieux Lyonnais J
fort boa homme, appelé M. Dut^ivier ^ qui
avait travaillé au p^isa sous la régence , et
qui, faute d'emploi , était venu travailler au
cadastre. Il avait vécu dans le monde ; il
avait des talens , quelque savoir , de la dou-
ceur, de la politesse , il savait la musique :
et comme j'étais de chambrée avec lui, nous
nous étions liés de préférence au milieu des
ours mal léchés qui nous entouraient. Il avait
à Paris de» correspondances qui lui fournis-
saiwit ces petits riens, ces nouveautés éphé-
mères qui courent on ne sait pourquoi , qui
meurent ou ne sait comment , sans que
jamais personne y repense quand on a cesié
d'en parier. Comme ;e le menais quelquefois
dîner chez maman , il me fesait sa cour eu
quelque sorte; et pouï- se rendre agréable , il
tâchait de me faire aimer ces fadaisas , pour
lesquelles j'eus toujours un tel dégoût , qu'il
ne uVest arrivé de la vie d'en lire une à moi
seul. Malheureusement un de ces maudits
papiers resta dans la poche de veste d'ua
habit neuf que j'avais porté deux ou trois
î'~'.i pour être en rè^le avec les coinrais. Ce
Mémoires, Tome H, ]£
70 LES CONFESSIONS.
papiert'tait une parodie janséniste assezplate
de la belle scène du Mithridate de Racine.
Je n'en avais pas lu dix vers, et l'avais laissce
par oubli cians ma poche. Voilà ce qui fit
couGsquei mon équipage. Les commis firent
à la (cte de l'inventaire de cette malle un
magnifique procès-verbal où, snpposantque
cet écrit venait de Genève pour être imprimé
et distribué en France, ils s'étendaient en
saintes invectives contre les ennemis de Diia
et de l'F.glisc , et en eioi';cs de leur pieuse vigi-
lance qui avait arrêté l'exécution de ce projet
infernal. Ils trouvèrent sans doute que mes
chemises sentaient aussi l'hérésie ; car eu
"vertu de ce terrible papier tout fut confis-
qué , sans que jamais j'aie eu ni raison ni
nouvelle de ma pauvre pacotille. Les gens des
fermes à qui l'on s'adressa demandaient tant
d'instructions , de renseigriemcns , de certi-
ficats , de mémoires , que me perdant mille
fois dans ce labyrinthe , je fus contraint
de tout abandonucr. J'ai un vrai regret de
n'avoir pas conservé le procès-verbal du bu-
reau des Rousses : c'était une pièce à figurer
arec distinction parmi celles dont le recueil
doit accompagner cet écrit.
Cette perte me lit revenir àCbauibéri tout
L I V R E V. 71
de suite sansavoiriien fait avec Vahhé JB /an-
chard; et tout bieu pesé , voyaut lemallieujf
lue suivre dans toutes mes entreprises , je
résolus de m'attacher uniquement à mamau ,
dccoiuir sa fortune, et de neplusm'inquie'ter
inutilement d'un avenir auquel je ne pouvais
rien. Elle me reçut comme si j'avais rapporté
des trésors , remonta pcu-à-peu ma petite
garde-robe ; et zuon malheur , assez grand
pour l'un et pour l'autre, fut presque aussi-tôt
oublié qu'arrivé.
(^)uoique ce malheur m'eût refroidi sur mes
-projets de musique , je ne laissais pas d'étu-
dier toujours mot! Rameau; et à force d'ef-
forts je parvins cntin à l'entendre et à faire
quelques petits essais de composition dont le
sucées m'encouragea. Le comte de BcUe-
gaide ^ fils du raarquiiS à.'' A ntremont ^ était
revenu de Dresde après la mort du roi yln-
g^nste. Il avait vécu long-temps h Paris , il
aimait extrêmement la musique et avait pris
en passion celle de Punncan. Son frère le
comte de Naiigis jouait du violon , INÏme. la
comtesse de la Tour leur sœur chantait un
peu. Tout cela mit à Chambéri la musique à
la mode , et l'on établit une manière decon-
ccrtpublic, dout ou voulut d'abord me don-
E 2
72 LES CONFESSIONS.
ner la direction ; mais ou s'aperçut bientôt
qu'elle passait mes forces , et l'on s'arrangea
autrement. Je ne laissais pas d'y donner quel-
ques petits morceaux de ma façon, et entre
autres une cantate qui plut beaucoup. Ce
n'était pas une pièce bien faite , mais elle
était pleine de chants nouveaux et de choses
d'eSet , que l'on n'attendait pas de moi. Ces
messieurs ne purent croire que lisant si mal
la musique, je fusse en état d'eu composer
de passable , et ils ne dovitèrcnt pas que je
ne me fusse fait honneur du travail d'aufrui.
Pour vérifier la chose , un matin M. de
JVangis vint me trouver avec une cantate de
Clerambault (\\x"\\ avait transpose'e, disait-il ,
pour la commodité de la voix , et à laquelle
il fallait faire une autre basse, la transposi-
tion rendant celle de dermnbault imprati-
cable sur linstrumcnt ; je répondis que c'était
un travail considérable et qui ne pouvait être
fait sur-le-champ. Il crut que je cherchais
une défaite et me pressa de lui faire au moins
la basse d'un récitatif. Je ^ lis donc, mal sans
doute, parce qu'en toute chose il me faut,
pour bien faire , me» aises et la liberté; mais
je la fis du moins dans les règles, et comme
il était présent il ne put douter que je ne
LIVRE Y. 73
susse les élemensdela composition. Ainsi je
ne perdis pas ines ecolicrcs , mais je me
refroidis un peusur la musique, voyant qu'où
fesait uu concert et que l'on s'y passait de
moi.
Ce fut à-peu-près dans ce temps-là que ,
la paix étant faite , l'armée française repassa
les monts. Plusieurs officiers vinrent voir
maman, entreautres M. le comte de Laut?ec y
colonel du réglaient d'Orléans , depuis plé-
nipotentiaire à Genève, et enfin maréchal de
France, auquel elle me présenta. Sur ce qu'elle
lui dit , il parut s'intéresser beaucoup à moi ,
et me promit beaucoup de choses , dont il
ne s'est souvenu que la dernière année de sa
vie , lorsque je n'avais plus besoin de lui. Le
jeune marquis de Sennecterre , dont le père
était alors ambassadeur à Turin , passa dans
le même temps à Chambéri. Il diua chez
Mjue. de Menthon ; j'y dtnaisaussi ce jour-là.
Après le dîné il fut question de uuïsique ; il
la savait très-bien. L'opéra de Jephlé étai»
alors dans sa nouveauté ; il en parla , on le
fit apporter. Il me fit frémir en me propo-
sant d'exécuter à nous deux cet opéra , et tout
en ouvrant le livre il tomba sur ce morceau
célèbre à deux chœurs :
E 3
74 LES CONFESSIO^■S.
La terre , l'enfer , le ciel même ,
Tout tremble lievant le Seigneur.
II me dit : Combien voulez-vous faire de
parties ? je ferai pour ma part ces six-là. Je
n'étais pas encore accoutume' à cette pe'tu-
lance française ; et quoique jeusse quelque-
fois annonce' des partitions , je ne comprenais
pas comment le même homme pouvait faire
en même-temps six parties ni même deux.
Rien ne m'a plus coûté dans l'exercice de la
musique que de sauter ainsi légèrement d'une
partie à l'autre , et d'avoir l'œil à-la-fois sur
toute une partition. A la manière dotit je
me tirai de cette entreprise , M. d& Sennectcre
dut être tente' de croire que je ne savais pas
la musique. Ce fut peut-être pour vériHer co
doute j qu'il me proposa de noter uucdiansou
qu'il voulait donnera Mlle, de J/é-// ///on. Je
ne pouvais m'en défendre. Il chanta la clian-
son ; je l'écrivis, même sans le faire beaucoup
répéter. Il la lut ensuite , et trouva , comme il
était vrai , qu'elle était très-correctement no-
tée. Il avait vumon embarras, il prit plaisir à
faire valoir ce petit succès. C'était pourtant
lane chose très-simple. Au fond je savais fort
bien la musique , je ne manquais que de cctt»
L I V R E V. 7$
vivacité du premier coup-d'œil que Je n'eus
jamais sur rien , et qui ue s'acquiert ea mu-
sique que par une pratique consommée. Quoi
qu'il en soit, je fus sensible à l'honnête soin
qu'il prit d'elfacer dans l'esprit des autres et
dans le mien la petite honte que j'avais eue ;
et douze ou quinze ans après me rencon-
trant avec lui dans diverses maisons de Paris ,
je fus tente plusieurs fois de lui rappelT
cette anecdote , et de lui montrer que j'en
gardais le souvenir. Mais il avait perdu le»
yeux depuis ce temi)s-là. Je craignis de
renouveler ses regrets en lui rappelant l'usaga
qu'il en avait su faire , et je me tus.
Je touche au moment qui com-nence à
lier mon existence passée avec la présente.
Quelques amitiés de ce temps-là , prolongées
jusqu'à celui-ci , me sont devenues bien pré-
cieuses. Elles m'ont souvent fait regretter
cette heureuse obscurité où ceux qui se di-
saient mes auiis l'étaient et m'aimaient pour
moi , par pure bienveillance , non par la
vanité d'avoir des liaisons avec un homme
cqnnu , ou par le désir secret de trouver ainsi
plu5 d'occasions de lui nuire. C'est d'ici quo
je date ma première connaissance avec mon
vieux ami GavJJccouri qui m'est toujours
E4
yô LES COl^FESSIONî?.
resté , n!alj»té les cflbits qu'on a faits ponrmo
l'ôter. Toujours reste ! non. Hélas je viens de
le perdre. Mais il n'a cessé de m'aimer qu'éa
cessant de vivre , et notre aiuilié n'a fini
qu'avec lui. M. de Gaiijfccourt était un des
hoiuuics les plus aimables qui aient existé.
Il était impossible de le voir sans l'aimer,
et de vivre avec lui sans s'y attacher tout-â-
fait. Je n'ai vu de ma vie une physionomie
plus ouverte, plus caressante , qui eiit plus
de sérénité , qui marquât plus de sentiment
et d'esprit , qui inspirât plus dje confiance."
Quelque réservé qu'on pût être , on ne pou-
vait dès la première vue se défendre d'êtra
aussi familier avec lui que si on l'eût connu
depuis vingt ans : et moi qui avais tant do
peine d'être à mon aise avec les nouveaux
visages , j'y fus avec lui du premier iiMjment.
Son ton , son accent , sou propos accompa-
gnaient parfcTitemcnt sa physionomie. Le sou
dosa voix était net, plein , bien timbré; un©
belle voix de basse , étoflée et mordante , qui
remplissait l'oreille , et sonnait au cœur. Il est
■impossible d'avoir une gaieté plus égale et
plus douce , des grâces plus vraies et plus
simples , des talcns plus naturels et cultivés
avec plus de goût. Joignez « cela un cœur
L I V R E V. 77
aimant , mais aimant un peu trop tout le
monde , un caractère officieux avec peu de
choix , servant ses amis avec zèle , ou plutôt
se fesant l'ami des gens qu'il pouvait servir ,
et sachant faire très-adroitemcut ses propres
affaires en fesant très-chaudement celles d'au-
trui. Gauffecourt e'tait tils d'un simple hor-
loger et avait e'té horloger lui-même : mais
sa figure et son me'rite l'appelaient dans une
autre sphère où il ne tarda pas d'entrer. Il
fit connaissance avec M. de la Closure , rési-
dent de France à Genève, qui le prit en amitié.
II lui procura à Paris d'autres connaissances
qui lui furent utiles , et par lesquelles il par-
vint à avoir la fourniture des sels du Valais,
qui lui valait vingt mille livres de rente. Sa
fortune , assez belle, se borna là du côte des
Lonunes ,mais du côte des femmes la presse y
était ; il eut à choisir , et fit ce qu'il voulut.
Ce qu'il y eut de plus rare , et de plus hono-
rable pour lui , fut qu'ayant des liaisons dans
tous les états, il fut par-toulchéri , recherché
de tout le monde, sans jamais être envié ni
haï de personne ; et je crois qu'il est mort
sans avoir eu de sa vie un seul ennemi. Heu-
reux honame! Il venait tous les ans aux bains
d'Aix où se raseeuibic la bonne corapaguic
E 5
78 LES CONFESSIONS.
des pays voisins. Lie avec toute la noblesse
de Savoie , il venait d'Aixà Chauibe'ii voir le
comte de Bellegarde et sou père le uiarquis
^^ Antrcmont , chez qui luamau fit et ine fit
faire connaissance avec lui. Cette connaissance
qui semblait devoir n'aboutir à rien , et fut
nombre d'années interrompue , se renouvela
dans l'occasion que je dirai , et devint un véri-
table attachement. C'est assez pour m'autoriscr
à parler d'un ami avec qui j'ai été si étroite-
ment lié : mais quand je ne prendrais aucun
intérêt persounel à sa mémoire , c'était un
liomme si aimable , et si heureusement né ,
que pour l'honneur de l'espèce humaine je
la croirais toujours bonne à conserver. Cet
homme si charmant avait pourtant ses dé-
fauts , ainsi que les autres , cojnme on pourra
voir ci-après ; mais s'il ne les eût pas eus,
peut-c'lro ciit-il été nu)ins aimable. Pour le
rendre intéressant autant (ju'il pouvait l'être ,
il fallait qu'on eût quelque chose à lui par-
donner.
Une autre liaison du même temps n'est pas
éteinte, et me leurre encore de cet espoir du
bonheur temporel qui meurt si dilhcilcuient
dans le cœur de Ihomme. jNI. de Coiiz'c ,
gouliihomuic savoyard , ulors jcuuc et aima-
LIVRET. 79
ble, evit la fantaisie d'apprendre la musique,
ou plutôt de faire coiuiaissaiiee avec celui
qui l'enseignait. Avec de l'cspiit, et du goût
pour les belles conuaissances , ]M. de Conziê
avait une douceur de cavactlne qui le rendait
très-liant, et je l'étais beaucoup uioi-aiêuie
pour les gens en qui je la trouvais. La liaisou
fut bientôt faite. Le germe de littérature et
de philosophie qui coinnicnrait à fermenter
dans uia tcle, et qui n'attendait qu'un peu
de culture et d'émulation pour se développer
tout-à-fait, les trouvait en lui. M. de Conziê
avait peu de diàposition pour la musique ;
ce fut un bien pour moi : les heures des
leçons se passaient à toute autre chose qu'à
solder. Nous déjeûnions, nous causions,
nous lisions quelques nouveautés , et pas uu.
mot de musique. La correspondance de
l'oUaire avec le prince royal de Prusse,
iesait du bruit alors ; nous nous cntreteuiou«
souvent de ces deux hommes célèbres, dont
l'un depuis peu sur le trône s'annonçait dcjj,
tel qu'il devait dans peu se montrer , et dont
l'autre , aussi décrié qu'il est admiré main-
tenant, nous fcsait plaindre sincèrement le
malheur qui semblait le poursuivre , et qu'où
voit si souvent être l'apanage des grands
E 6
«O LES CONFESSIONS,
talens. Le prince de Prusse avait été pen
Heureux dons sa jeunesse , et P'oltaire
semblait fait pour ne l'être jamais. L'intérêt
^ que nous prenions à l'un et à l'autre s'é-
^ tendait à tout ce qui s'y rapportait. Rien
de tout ce qu'écrivait P'oltaire ne nous
échappait. Le goût que je pris à ces lectures
m'inspira le désir d'apprendre à écrire avec
élégance , et de tâcher d'imiter le beau coloris
de cet auteur dont j'étais encljanté. (Quelque
temps après parurent s.s lettres philosophi-
ques ; quoiqu'elles ne soient assurément pas
sou meilleur ouvrage, ce fut celui qui m'attira
le plus vers l'étude, et ce goût uaissaul ne
s'éteignit plus depuis ce temps-là.
Mais le moment n'était pas venu de m'y
livrer tout de bon. Il me restait encore une
humour un peu volage, un désir d'aller et
venir qui s'était plutôt borné qu'éteint, et
que nourrissait le train de la maison de Mme.
de /farciis , trop bruyant pourmon iuuneur
solitaire, ("e tas d'ijiconnus qui lui affluaient
journellement lie toutes parts, et la persuasion
où j'étais que ces gens-là ne cherchaient qu'à
la duper chacun h sa manière, me fesaieut
un vrai tourment de mon habitation. Depuis
^u'ayaut succédé à Claude Anet dans la
L I V R E V. Sr
confidence de sa maîtresse je suivais de plus
près l'état de ses affaires , j'y voyais uu progrès
en mal dont j'étais effrayé. J'avais cent fois
remontré, prié, pressé, conjuré , et toujours
inutilement. Je m'étais jeté à ses pieds , je lui
avais fortement représenté la catastrophe qui
la menaçait, je l'avais vivement exhortée à
réformer sa dépense, à commencer par moi,
à souffrir plutôt un peu tandis qu'elle était
encore jeune, que, multipliant toujours ses
dettes et ses créanciers, de s'exposer sur ses
vieux jours à leurs vexations et à la misère.
Sensihle à la sincérité de mon zèle elle s'at-
tendrissait avec moi, et me promettait les
plus belles choses du monde. Un croquant
arrivait-il ? à l'iustant tout était oublié. Après
mille épreuves de l'inutilité de mes remon-
trances, que me rcstait-il à faire que de
détourner les yeux du mal que je ne pouvais
prévenir ? Je m'éloignais de la maison dont
je ne pouvais garder la porte ; je fesais de
petits voyages à Nion , à Genève, à Lyon,
qui lu'étourdissant sur ma peine secrète, eu
augmentaient en même -temps le sujet par
ma dépense. Je puis jurer que j'en aurais
souffert tous les retranchemens avec joie, si
mamau eût vraimeut profité de cette épargne;
82 LES CONFESSIONS.
mais certain que ce que ;e me refusais passait
à des fripons, j'abusais de sa facilité pour
partager avec cuv ; et comme le chien qui
revien t de la houclicric , j 'emportais mon lopin
du morceau que je n'avais pu sauver.
Les pre'tcxles ne uie manquaient pas pour
tous CCS voyages, et maman seule m'en eût
fourni de reste, tant elle avait par-tout de
liaisons, de négociations, d'allaircs, de com-
missions à donner à quelqu'un de sûr. Elle
ne demandait qu'à m'cnvoyer , je ne deman-
dais qu'à aller ; cola ne pouvait manquer de
faire une vie assez ambulante. Ces voyages
me mirent à portée de faire quelques bonnes
coniiaisïances qui m'ont été dans la suite
agréables ou utiles; entr'autres à Lyon celle
de M. Perrichoii , que je me reproche de
n'avoir pas assez cultivé , vu les bontés qu'il
a eues pour moi ; celle du bon Parisotàoxi\i
je parlerai dans son temps ; à Grenoble celles
de ^ln\ç. Dey liens' ti de Mme. la présidente
de Bardoiimiche ^ femme de beaucoup d'es-
prit, et qui m'eût pris en amitié si j'avais été
à portée de la voir plus souvent ; à Genève
celle de M. de la Closure résident de France,
qui me parlait souvent de ma mers dont ,
malgré la mort et le temps, sou coeur n'avait
LIVRE T. 85
jju se deprendre ; celle des deux Barillot,
dont le père, qui m'appelait son petit-fils,
cîait d'une société' tiès-aimable , et l'un de^
plus dit^nes liotnmes que j'aie jamais connus.
Durant les troubles de la republique , ces
deux citoyens se jetèrent dans les deux partis
contraires ; le fils dans celui de la bour-
geoisie, le père dans celui des niaj^islrats ,
et lorsqu'on prit les armes en ijSy, je vis,
étant à Genève, le père et le fils sortir armés
de la même mafisou , l'un pour monter à
Thôtel-dc-villc , l'autre pour se rendre à sou
quartier , surs de se trouver deux heures
après l'un vis-à-vis de l'autre, exposés à
s'entr'c'gorger. Ce spectacle affreux me fit une
impression si vive que je jurai de ne tremper
jamais dans aucune guerre civile, et de ne
soutenir jamais au-dcdans la liberté par les ~
armes , ai de ma personne ni de mon aveu,
si jamais je rentrais dans mes droits de ci-
toyen. Je me rends le témoignage d'avoir
tenu ce serment dans une occasion délicate ;
et l'on trouvera, du moins je le pense, que
cette modération fut de quelque prix.
Mais je n'en étais pas encore à cette pre-
mière feimcntation de patriotismeque Genève
eu armes excita dans uioa eœur. Ou jugera
84 LES CONFESSIONS.
combien j eu étais loin par un fait tiès-grave
a ma charge, que ;'al oublie' Je mettre à sa
place et qui ue doit jias f'trc om s.
Mon oncle Bernard était depuis quelques
atmées passé dans la Caroline pour y faire
bâtir la ville de Cliarlcs!to\vn dont il avait
donné le plan. 11 y mourut peu aprcs ; mon.
pauvre cousin était aussi mort au service du
roi de Prusse, et ma tante perdit ainsi son
fils et son mari presque en mème-tcmps. Ces
pertes récliaulfcrent un pou son amitié pour
le plus proche parent qui lui restât et qui
était moi. Quand j'allais à Genève, je logeais
chez elle, et je m'amusais à fureter et feuil-
leter les livres et papiers que mon oncle
avait laissés. J'y trouvai beaucoup de pièces
curieuses et des lettres dont assurément ou
ne se douterait pas. Ma tante, qui fesait peu
de cas de ces papera.'îses , m'eût laissé tout
emporter si j'avais voulu. Je me contentai
de deu\ ou trois livres commentés de la
main de mon grand-pcrc Bernard le mi-
nistre , et entr'autrcs les œuvres posthumes
de Rohault in-quarto , dont les marges
étaient pleines d'excellentes scolies qui me
Ijrent aimer les mathématiques. Ce livre est
resté parmi ceux de Mme. de Tf'arcns \ )'ai
L I V R E V. 85
toujours été fâché de ne l'avoir pas gardé,'
A ces livres Je joignis cinq ou six mémoires
manuscrits, et un seul imprimé, qui était
du fameux Micheli Ducret , homme d'un
grand talent , savant éclairé , mais trop
remuant , traité bien cruellement par les
magistrats de Genève, et mort dernièrement
dans la forteresse d'Arberg où il était en-
fermé depuis longues années , pour avoir ,
disait- ou, trempé dans la conspiration de
Berne.
Ce mémoire était une critique assez judi-
cieuse de ce grand et ridicule plan de fortifi-
cation qu'on a exécuté en partie h Genève,
a la grande risée des gens du métier, qui ne
savent pas le but secret qu'avait le Conseil
dans l'exécution de cette magnifique entre-
prise. M. Micheli , ayant été exclu* de la
chambre des fortifications pour avoir blâmé
ce plan , avait cru , commemembre des Deux-
cents, et même comme citoyen, pouvoir ea
dire sou avis plus au long ; et c'était ce qu'il
avait fait par ce mémoire qu'il eut l'impru-
dence de faire imprimer, mais non pas pu-
blier ; car il n'en fît tirer que le nombre
d'exemplaires qu'il envoyait aux Deux-cents,
ctc[ui furent tous iutcrcepUcs à la poste par
86 LES CONFESSIONS.
ordre du petit Conseil. Je trouvai ce me'inoire
parmi les papiers de mon oncle, avec la ré-
ponse qu'il avait été chargé d'y faire , et j'em-
portai l'un et l'autre. J'avais fait ce voyage
peu après ma sortie du cadastre, et j'étais
demeuré eu quelque liaison avec l'avocat
CocceUi qui en était le chef. Quelque temps
après , le directeur de la douane s'avisa de me
prier de lui tenir un enfant , et me donna ma-
dame ('occelli pour counutro. Les houjicurs
me tournaient la létc ; et, fier d'appartenir
de si près à M. l'avocat , je tâchais de faire
l'important pour me montrer digne de cette
gloire.
Dans cette idée , je crus ne pouvoir ricu
faire de mieux que de lui faire voir mon mé-
moire imprimé de M. MichcU , qui réelle-
ment était une pièce rare, pour lui prouver
que j'appartenais à des notables de Genève
qui savaient les secrets de l'Etit. Cependant,
par nue demi-réserve dont j'aurais piine à
rendre raison , je ne lui inontrai point la ré-
ponse de mon oncle à ce mémoire, peut -
être parce qu'elle était manuscrite, et qu'il
ne fallait à M. l'avocat que du moulé. Il
sentit pourtant si bien le prix de l'écrit que
j'eus la bêtise de lui coniier, que je ne pus
LIVRET. g;
jamais le ravoir ni le revoir , et que , bien
convaincu de l'iniUilite' de mes cB'orts , je
me fis un mérite de la chose et transformai
ce vol en pre'scnt. Je ne doute pas un moment
qu'il n'ait hien fait valoir à la cour de Turiu
cette pièce , plus curieuse cependant qu'utile ,
et qu'il n'ait eu grand soin de se faire rem-
bourser, de manière ou d'autre, de l'argent
qu'il lui en avait dû coûter pour l'acque'rir.
Hcureusenient, de tous les futurs contingens,
un des moins probables est qu'un jour le roi
de Sardaigne assiégera Genève. Mais , comme
il n'y a point d'impossibilité à la chose,
j'aurai toujours h reprocher à ma sotte vanité
d'avoir montré les plus grands défauts de
cette place à son plus ancien ennemi.
Je passai deux ou tro^s ans de cette façon
entre la musique, les magistères , les projets,
les voyages , flottant incessamment d'une
chose à l'autre , cherchant à me fixer sans
savoir à quoi , mais entraîné pourtant par
degrés vers l'étude , voyant des gv.ns de lettres,
entendant parler de littérature , me mêlant
quelquefois d'en parler moi-même, et pre-
nant plutôt le jargon des livres que la con-
naissance de leur contenu. Dans mes voj"a-
gcsdcGeiicve, j'allais de temps eu temps voit
88 LES CONFESSIONS.
en passant mon ancien bon ami M. Simon ,
qui fomentait beaucoup mon émulation nais-
sante par des nouvelles toutes fraîches de la
république des lettres, tirées de Baillât on
de Colomics. Je voyais aussi beaucoup à
Charabéri un jacobin professeur de physique,
bon homtue de moine dont j'ai oublié lo
nom, et qui fcsait souvent de petites expé-
riences qui m'amusaient extrêmement. Je
voulus, à son exemple, faire de l'encre de
sympathie. Pour cet effet, après avoir rempli
tinc bouteille plus qu'à demi de chaux vive ,
d'orpiment et d'eau , je la bouchai bien. L'ef-
fervescence commença presque à l'instant
très-violcmmcnt. Je courus à la bouteille
pour la déboucher , mais je n'y fus pas à
temps; elle me sauta au visage comme une
bombe. J'avalai de l'orpiment, de la chaux ;
j'en faillis mourir. Je restai aveugle plus do
si\ semaines , et j'appris ainsi à ne pas me
mêler de p'iysique expérimentale sans en sa-
voir les élcmens.
Cette aventure m'arriva mal-à-propos pour
ma santé qui , depuis quelque temps, s'alté-
rait sensiblement. Je ne sais d'où venait qu'é-
tant bien conforme [wr le coirre,etne fesant
d'excès d'aucune espèce, je déclinais à vu»
T. T V R E V. ny
d'oeil. J'ai mic assez bonne quarrure, la poi-
trine large, mes poumons doivent y joutr à
l'aise; cependant j'avais la courte haleine;
)c me sentais oppressé , je souj)irais involon-
tairement, j'avais des palpitations, je cra-
chais du sang; la fièvre lente survint et je
n'en ai jamais e'tc bien quitte. Comment peut-
on tomber dans cet état à la fleur de l'âge,
sans avoir aucun viscère vicié , sans avoir
rien fait pour détruire sa santé ?
L'épée use le fourreau , dit-on quelquefois.
"Voilà mon histoire. Mes passions m'ont fait
vivre , et mes passions m'ont tué. (^uellrs
passions , dira-t-on ? Des riens : les choses du
monde lespluspuériles, mais qui m'affectaient
comme s'il se fut agi de la possession d'/7é-
77' ne on du trône de lunivers. D'abord les
femmes. Quand j'en eus une, mes sens furent
tranquilles, mais mon cœur ne le fut jamais.
JjCS besoins de l'amour inc dévoraient au sein
de la jouissance. J'avais une tendre vacrc ,
une amie chérie, mais il me fallait une maî-
tresse. Je me la figurais à sa place ; je me la
créais de mille façons pour me donner le
changea moi-même. Si j'avais cru tenir ma-
man dans mes l)ias quand je l'y tenais , mes
«ireintcs n'auraient pas été moins vive».
90 LES C O N F E S S I O N^ S.
mais tous mes désirs se seraient c'tciuts; j'au-
rais sanglotié de tendresse , mais je n'aurais
pas joui. Jouir! ce sort est-il fait pour l'hoirk-
mc ? Ah ! si jamais une seule fois eu ma vie
j'avais goûté dans leur ple'uitnde toutes les
dc'lices de l'amour, je n'imagine pas que ma
frêle existence y eût pu suUire ; je serais mort
sur le fait.
J'étais donc brûlant d'amour sans objet,
et c'est peut-être ainsi qu'il (-puise le plus.
J'e'tais inquiet, tourmente du mauvais ctat
des affaires de ma pauvre maman, et de soa
imprudente conduite qui ne pouvait man-
quer d'opérer sa ruine totale en peu de temps.
Ma cruelle jnjagination , qui va toujours au-
devant des malLeurs , me montrait celui-là
sans cesse dans tout son excès et dans toutes
ses suites. Je me voyais d'avance forcement
se'parc par la misère , de celle à qui j'avais
consacre ma vie , et sans qui je n'en pouvais
jouir. Yoilk comment j'avais toujours l'ainè
agitc'c. Les désirs etles craiutesme dévoraient
alternativement.
La mu.sique était pour moi une autre pas-
sion moins fougueuse, mais non moins consu-
mante par l'ardeur avec laquelle je m'y li-
vrais , par l'clude opiniâtre des obscurs livres
L I V R E V. 91
de Rameau , par mou iavinciblc obstination
àvoviloircii charger ma mémoire qui s'y re-
fusait toujours, par mes courses continuelles ,
par les compilations immenses que j'entassais,
passant très-souvent à copier les nuits en-
tières. Et pourquoi m'arréter aux choses per-
luauentes , tandis que toutes les folies qui
passaient dans mou inconstante tête, les goûts
fugitifs duu seul jour, nu voyage, un con-
cert, un soupe, une promenade à faire, un
roman à lire, une comédie à voir, tout ce qui
était le moins d'i monde prémédite dans mes
plaisirs ou dans mes afl'aires, devenait pour
luoi tout autant de passions violentes qui ,
daris leur impétuosité ridicule , me donnaient
le plus vrai tourment. La lecture des mal-
heurs imaginaires de Cléveland , faite avec
fureur et souvent interrompue , m'a fait faire ,
je crois , plus de mauvais sang que les miens.
Il y avait un Genevois nommé ls\. Bagiic-
ret , lequel avait été employé sous Pierre le
grand\ la cour de Ilussic ; un des plus vi-
lains hommes et des plus grands fous que
j'aie jamais vus, toujours plein de projets
aussi fous que lui , qui fcsait tomber les mil-
lions comme la pluie , et à qui les zéro ne
ceûtaient ricu. Cet liotume, étant venu à
92 LES CONFESSIONS.
Cliambéri pour quelque procès au sénat ,"
s'tmpara de maman comme de raison ; et
pour ses tre'sors de zéro qu'il lui prodiguait
gf'iiéieuscnient lui tirait ses pauvres ccus
P ècc à pièce. Je ne Taïuiais point , il ie
voyait ; avec moi cela n'est pas difficile : il
n'y avait sorte de bassesse qu'il n'cmplovàt
pour me cajoler. Il s'avisa de me proposer
d'apprendre les échecs qu'il jouait un peu.
J'cssajai presque malgré moi , et après avoir
tant bien que mal appris la marche , mou
progrès fut si rapide, qu'avant la tin de la
première séance , je lui donnai la tour qu'il
m'avait donnée eu commençant. 11 ne m'en
fallut pas davantage : me voilà forcrnc des
échecs. J'achète un échiquier : j'achète le
calabrois ; je uiVii ferme dans ma chambre,
j'y passe les jours et les nuits à vouloir ap-
prendre par cœur toutes les parties , à les
fourrer dans ma tête bon gré malgré, à jouer
seul sans relâche et sans tin. j\près deux ou
trois mois de ce beau travail et d'efforts inima-
ginables, je vais au café , miaigre , jaune, et
presque hébété. Je m'essaye^ je rejoue avec
M. Bagiierct : il me bat une fois , deux fois ,
vingt fois ; tant de combinaisons s'étaient
brouillées dans ma lêtc; et mou imagination
s'était
L I V R E V. 93
s'était si bien amortie, que je ne voyais plus
qu'un nuage devant moi. Toutes les fois
qu'avec Ite livre de Philidor ou celui de
Stamnia j'ai voulu m'exercer à étudier des
parties , la même chose m'est arrivée ; et
après m'étrc épuisé de fatigue , je me suis
trouvé plus faible qu'auparavant. Du reste ,
que j'aie abandonné les échecs , ou qu'ea
jouant je me sois remis eu haleine, je n'ai
jamais avancé d'un cran depuis cette pre-
mière séance, et je me suis toujours retrouvé
au même point où j'étais en la finissant. Jo
m'exercerais des milliers de siècles, que j«
finirais par pouvoir donner la tour à Jia-
giieretf et rien de plus. Voilà du temps
bien employé , direz-vous ! Et je n'y en ai
pas employé peu. Je ne finis ce premier es-
sai que quand je n'eus plus la force de con-
tinuer. Quand j'allai me montrer sortant de
ma chambre , j'avais l'air d'un déterré , et
suivant le même train je n'aurais pas resté
déterré long-temps. On. conviendra qu'il est
difficile , et sur-tout dans l'ardeur de la jcu-
Kiesse, qu'une pareille tête laisse toujours le
corps en santé.
L'altération de la mienne agit sur mou
Lunicur, et tempéra l'ardeur de mes fantai-
Aidmolns, Tome 11. . F
94 LES CONFESSIONS.
sles. Me sentant afTaiblir , je devius plus
tranquille et perdis iiu peu la fureur des
voyages. Plus sédentaire , je fus pris , non de
l'ennui , mais de la mélancolie ; les vapeurs
succédèrent aux passions ; ma langueur de-
vint tristesse ; je pleurais et soupirais à pro-
pos de rien ; je sentais la vie méchapper sans
l'avoir goûtée ; je gémissais sur l'état où je
laissais ma pauvre maman , sur celui où je
la voyais prête à tomber ; je puis dire que la
quitter et la laisser à plaindre était mon
unique regret. Enfin je tombai tout-à-l'ait
malade. Elle me soigna connue jamais mère
n'a soigné son enfant , et cela lui lii du bieu
^ elle-même, en fesant diversion anx})ro)cts,
et tenant écartés les projeteurs. (Quelle douce
inort,si alors elle fut venue ! Si j'avais peu
goûté les biens de la vie, j'en avais peu senti
les malheurs. Mon amc paisible pouvait par-
tir sans le sentiment cruel de l'iujustice des
hommes , qui empoisonne la vie et la mort.
J'avais la consolation de me survivre dans
la meilleure moitié de uioi-mcme ; c'était à
peine mourir. Sans les inquiétudes que j'avais
sur son sort , je serais mort comme j'aurais
pu m'endormir; et ces inquiétudes même
avaient un objet aflectueux et teudre qui «n
L I V R E V. 9S
tempérait l'amer tume. Je lui disais : "Vous
Toilà dépositaire de tout mon être; faites eu
eu sorte qu'il soit heureux. Deux ou trois
fois , quand j'étais le plus mal , il ni'airiva
de me lever dans la nuit et de me traîner à
sa chambre pour lui donner sur sa conduite
des conseils, j'ose dire pleins de justesse et
de sens, mais oi^i l'inte'rèt que je prenais à
sou sort se marquait mieux que toute autre
chose. Comme si les pleurs étaient ma nourri-
ture et mon remède , je me fortifiais de
ceux que je versais auprès d'elle, avec elle ,
assis sur son lit , et tenant ses mains dans
les miennes. Les heures coulaient dans ces
entretiens nocturnes , et je m'en retournais
en meilleur état que je n'étais veuu ; content
et calme dans les promesses qu'elle m'avait
faites , dans les espérances qu'elle m'avait
donne'es , je m'endormais là-dessus avec. la
paix du cœur et la résignation à la Provi-
dence. Plaise à DiKO qu'après tant de sujets
de haïr la vie , après tant d'orages qui ont
agité la mienne, et qui ne m'en font plus
qu'un fardeau, la mort qui doit la terminer
jîie soit aussi peu cruelle qu'elle me l'ciitcté
dans ce moment-là !
A force de soins ^ de vigilance, etd'ia-
F 3
96 LES CONFESSIONS.
croyables peines , elle me sauva ; et il est
certain qu'elle seule pouvait me sauver. J'ai
peu de foi à la médecine des médecins :
mais j'en ai beaucoup à celle des vrais amis;
les choses dout notre bonheur dépend, se
font toujours beaucoup mieux que tontes
les autres. S'il y a dans la vie un sentiment
délicieux j c'est celui que nous éprouvâmes
d'être rendus l'un à l'autre. Notre attache-
ment mutuel n'en augmenta pas , cela n'était
pas possible ; mais il prit je ne sais quoi de
plus intime, de plus touchant dans sa grande
simplicité. Je devenais tout-à-fait son oeuvre,
tout-à-fait son enfant, et plus que si elle
eût été ma vraie mère. Nous commencàmes-
sans y sonj^er, à ne plus nous sépare?, l'uu
de l'autre , à mettre en quelque sorte toute
notre existence en commun : et sentant que
réciproquement nous nous étions non-seu-
lement nécessaires , mais suffisans , nous
nous accoutumâmes à ne plus pensera riea
d'étranger à nous , à borner absolument
notre bonheur et tous nos désirs à cette
possession mutuelle et peut-être unique parmi
les humains , qui n'était point , comme je
l'ai dit , celle de l'amour , mais une possession
plus essentielle qui, sans tenir aux sens, au'
L I V R E V. 97
sexe , à l'âge , à la figure , tenait h tout ce
par quoi l'on est soi , et qu'où ne peut perdre
qu'eu cessant d'être.
A. quoi tint-il que cette précieuse cri^c n'a-
menât le bonheur du reste de ses jours et des
miens ? Ce ne fut pas à moi, je m'en rends
le consolant témoignage. Ce ne fut pas non.
plus à elle , du moins à sa volonté. Il était
ccrit que bientôt l'invincible naturel repren-
drait son empire ; mais ce fatal retour ne se
fit pas tout d'un coup. Il y eut, grâces au
ciel , un intervalle; court et précieux inter-
valle ! qui n'a pas fini par ma faute , et dont
je ne me reprocherai pas d'avoir ma! profite.
Quoique guéri de ma grande maladie , je
n'avais pas re|)ris ma vigueur. Ma poitrine
n'était pas rétablie; un reste de fièvre durait
toujours et me tenait en langueur. Je n'avais
plus de goût à rien qu'à finir mes jours près
de celle qui m'était chère , à la maintenir
dans SCS bonnes résolutions, à lui faire sentir
en quoi consistait le vrai charme d'une vie
heureuse , à rendre la sienne telle autant
qu'il dépendait de moi : mais je voyais , je
sentais même que , dans xtne maison sombre
et triste, la continuelle solitude du tête -à -
Ule deviendrait à la fia triste aussi. Le re-
¥ 3
9^ LES CONFESSIONS.
jncde à ce! a se présenta comme de lui-incitie:
Maman m'avait oidonu'J le lait , et voulait
que j'allasse le preiîdie à la campagne. J'y
consentis, pourvu qu'elle y vînt avec moi.
Il n'en fallut pas davantage pour la de'ter-
mlner ; il ne s'agit plus que du choix du lieu.
Le jardin du faubourg n'était pas propre-
ment î; la campagne, entouié de maisons et
d'autres jardins; il n'avait point les attraits
•l'une retraite champêtre. D'ailleurs , après la
mort d'^'z/f/, nous avions quitte ce jardin
pour raison d'économie, n'ayant plus à coeur
d'y tenir des plantes ^ et d'autres vues nous
fesant peu regretter ce réduit.
Pro6fant maintenant du dégoiit que je lui
trouvai pour la ville , je lui proposai de l'a-
bandonner tout-à-fait , et de nous établir dans
•une solitude agréable , dans quelque petite
maison assez éloigiuk'^ pour dérouter les im-
portuns. Elle l'eût fait, et ce parti que sou
bon ange'et le mien me suggéraient , nouseùt
vrais; mblabîemcnt assure des jours heureux
et tranquilles, jusqu'au moment où la mort
devait nous séparer : mais cet état n'était pas
celui où nous étions appelés. Maman devait
éprouver toutes les peines de l'indigence et du
nial-étrc, après avoir passe savicdausTabou-
LIVRET. 99
danec , pour la lui faire quitter avec moins
de regret ; et moi, par un assemblage de maux
de toute espèce, je devais être un jour en
exemple à quiconque, inspiré du seul amour
du bien public et de la justice , ose , fort de
sa seule innocence , dire ouvertement la vérité
aux hommes sans s'étaycr par des cabales, sans
s'être fait des partis pour le protégar.
Une malheureuse crainte la retint. Elle
n'osa quitter sa vilaine maison , de peur de
fâche*- le propriétaire. Ton projet de retraite
est charmant, me dit-elle, et fort de mou
goût; mais dans cette retraite il faut vivre.
En quittant ma prison, je risque de perdre
mon pain ; et quand nous n'eu aurons plus
dans les bois , il en faudra bien retourner
chercber à la ville. Pour avoir moins besoia
d'y venir , ne la quittons pas tout-à-fait.
Payons cette petite pension aucomtcdc * * * *^
pour qu'il me laisse la mienne. Cberchons
quelque réduit as-^ez loin delà ville pour vivre
en paix , et assez près pour y revenir toutes
les fois qu'il sera nécessaire. Ainsi fut fait.
Après avoir un peu cherche , nous nous
fixâmes aux Charmettes, une terre de INÎ. de
Conzn'h la porte de.CUiambéri , mais rct:rf-e
et solitaire comme si l'on c'iait à cent licuce.
ïoo LES CONFESSIONS.
Entre deux coteaux assez élevés est un petit
vallon nord et sud , au fond duquel coule
une rigole entre des cailloux et des arbres. Le
long de ce vallon à mi-côte sont quelques
maisons éparscs , fort aj^réables pour quicon-
que aime un asile un peu sauvage et retiré.
Après avoir essayé deux ou trois dccesmai-
sous , nous choisîmes enfin la plus jolie, ap-
partenant à un gcntillionmie qui était au
service, ajjpelé ÏNL Aolref. La maison était
très-logeable. Au-devant un jardin en ter-
rasse, une vigne an-dessns , un verger au-
dessous , vis-à-vis un petit bois de cliâtai-
gnicrs, une fontaine h portée ; plus hant ,
dans la montagne , des prés pour IVntrcticii
du bétail ; ciiiin tout ce qu'il fallait pour le
petit ménage champêtre que nousjr voulions
établir. Autant que je puis me rappeler les
temps et les dates , nous en prîmes possession
vers la fin de l'été de 1736. J'étais transporté lo
prcmicrjourquenousy couchâmes. O maman!
dis-je à cette chère ainie en l'embrassant et
l'inondant de larmes d'attendrissement et de
joie •, ce séjour est celui du bonheur et de l'inuo-
ccnce. Si nous ne les trouvons pas ici l'un avec
l'autre, il ne les faut chcrclur nulle part.
l'^iu du LÏ/iijuicme Livre,
L I V R E V I. lor
LIVRE SIXIÈME.
Hoc erat in votis ,• modus agri non ita
magniis ,
Uortus iihi , et tecto vicinus aqnœ /uns y
Et paululani sih'ce super his foret.
»/ E ne puis pas ajouter : auctihs atque.
Di melihs fecére y mais n'importe , il ne
jn'en fallait pas même la propiiétc ; c'était
assez pour moi de la jouissance : et il y a
long-tenis que j'ai dit et senti que le pro-
priétaire et le possesseur sont souvent deux
personnes très-différentes, même en laissant
à part les maris et les amans.
Ici commence le court bonheur de ma
TÎe : ici viennent les paisibles mais rapides
momens qui m'ont donné le droit de dire
que j'ai vécu. Momens précieux et si regretés
ah ! recommencez pour moi votre aimable
«ours ; coulez plus lentement dans mon
souvenir , s'il est possible , que vous ne
fîtes réellement dans votre fugitive succes-
sion. Comment ferai-je pourprolonj^er àmoa
gré ce récit si touchant et si simple , pour
îoa LES CONFESSIONS,
redire toujours les mêmes choses et n'en-
nuyer pas plus mes lecteurs eu les répétant ,
tjue je ne m'enuuyais moi-niéine en les re-
commençant sans cesse ? Encore si tout cela
consistait en faits, en actions , en paroles ,
je pourrais le décrire et le rendre , en quelque
façon : mais comment dire ce qui n'était ni
dit ni fait, ni pensé même, mais , goûté,
mais senti , sans que je puisse énoncer d'autro
objet de mon bonheur que ce sen-timent
même. Je me levais avec le soleil et j'étais
heureux ; je me promenais et j'étais heureux ;
je voyais maman et j'étais heureu-x , je la
quittais et j'étais heureux ; je parcourais les
bois , les coteaux, j'errais dans les vallons ,
je lisais , j'étais oisif, je travaillais au jardin ,
je cueillais les fruits , j'aidais au ménage,
et le bonheur me suivait par-tout ; il n'était
dans aucune chose assignable, il était tout
eu moi-même, il ne pouvait me quitter un
seul instant.
Rien de tout ce qui m'est arrivé durant
cette époque chérie , rien de ce que j'ai fait,
dit, et pensé tout le tcms qu'elle a duré,
n'est échappé de ma mémoire. Les tems qui
précèdent et qui me suivent me reviennent
par iulcrvalles. Je me les rappelle inégale-
LIVRE VI. io3
meut et confusément ; mais je me rappelle
celui-là tout entier comme s'il durait encore.
Mon imagination qui , dans ma jeunesse ,
allait toujours en avant et maintenant rétro-
grade , compense par ces doux souvenirs
l'espoir que j'ai pour jamais perdu. Je ne
vois plus rieu dans l'avenir qui me tente ;
les seuls retours du passé peuvent me flatter :
et CCS retours si vifs et si vrais dans l'époque
dont je parle , me font souvent vivre heu-
reux malgré mes malheurs.
Je donnerai de ces souvenirs un seul
exemple qui pourra faire juger de leur force
et de leur vérité. Le premier jour que nous
allâmes coucher aux Charmettes , maman
était en chaise à porteurs , et je la suivais
à pied. Le chemin monte , elle était assez
pesante ; et craignant de trop fatiguer ses
porteurs , elle voulut descendre à-peu-près
à moitié chemin pour faire le reste à pied.
En marchant elle vit quelque chose de bleu
dans la haie, et me dit : Voilà de la pcr-
Tencbc encore en fleur. Je n'avais jamais vu
de la pervenche, je ne me baissai pas pour
l'examiner, et j'ai la vue trop courte pour
distinguer à terre les plantes de ma hauteur.
Je jetui sculcmcut en passant un coup-d'œijl
104 LES CONFESSIONS.
sur celle-là : et pics de trente ans se sont
pasïies sans que j'aie revu de la pervenche,
ou que j'y aie fait atteutiou. Eu 1764 étant
à Crcssier avec mon ami !M. du Peyroii , nous
ïnontions une petite montagne au sommet
de laquelle il a un joli salon qu'il appelle
avec raison Belle-vue. Je commençais alors
d'herboriser un peu. Eu uionlant et regar-
dant ]îarnii les buissons, je pousse un tri
de joie : Ah ! voilà de la pevienche ! et
c'en était en effet. JJii Peyrou s'aperçut du
transport , mais il en ignorait la cause ; il
l'apprendra, je l'espère, lorsqu'un jour il
lira ceci. Le Itcteur peut juger, par l'im-
pres.-ion d'un .si petit objet , de celle que
m'ont faite tous ceux qui se rapportent à
la même époque.
Opcndanl l'air de la campagne ne me
rendit point ma première santé. J'étais lan-
guissant ; je le devins davantage. Je ne j)us
supporter le lait, il fallut le quitter. C'était
aloi> Va mode de l'eau pour tout remède ;
je me mis à l'eau, et si peu discrètement,
qu'elle faillit me guérir, non de mes maux,
mais de la vie. Tous les matins eu me levant
j'allais à la fontaine avec un grand gobelet,
et j'eu buvais succcssivcuicut, eu me pr<.-
ïiicnaiil ,
t I V R E V I. io5
Uieuaut , la valeur de deux bouteilles. Je
quittai tout-à-fait le vin à mes repas. L'eau
que je buvais était uu peu crue et difficile
à passer, comme sont la plupart des eaux
des montagnes. Bref, je fis si bien , qu'eu
moins de deux mois je me détruisis tota-
lement l'estomac que j'avais eu très -bon
Jusqu'alors. Ne digérant plus, je compris
qu'il ne fallait plus espérer de guérir. Dans
ce même temps il m'arriva un accident aussi
singulier par lui-iuème que par ses suites,
qui ne (iniront qu'avec moi.
Un malin que je n'étais pas plus mal qu'à
l'ordinaire, en dressant une petite table sur
«on pied, je sentis daus tout luon corps une
révolution subite et presque inconcevable.
Je ns saurais mieux la comparer qu'à uao
espèce de tempête qui s'éleva dans mon sang,
et gagna daus l'instant tous mes uiembres.
Mes artères se uiirent à battre d'une si grauda
force, que non -seulement je sentais leur
Lattemcnt, mais que je l'entendais luême, et
sur-tout celui des carotides. Un grand bruit
d'oreilles se joignit à cela, et ce bruit était
triple ou plutôt quadruple, savoir, un bour-
donnement grave et sourd , un muruuire
plus clair comme d'une eau courante , ua
Mvnioires. l'orne II. G
ic6 LES CONFESSIONS.
sifTI'-iiicnt très-aign, et le battement que je
viens de dii'e , et dont je pouvais aisément
compter les coups sans uic tàtei- le pouls ni
tonclier mon corps de mes mains. Ce bruit
interne était si grand, qu'il m'ôta la finesse
d'ouïe que j'avais auparavant, et me rendit,
mon tout-à-fait sourd, mais dur d'oreille,
comme je le suis depuis ce temps-là.
On peut juger de ma surprise et de mon
efîVoi. Je me crus mort ; je me mis au lit ;
le médecin fut appelé ; je lui contai mon.
cas en frémissant et le jugeant sans remède.
Je crois qu'il en pensa de même, mais il lit
son métier. Il m'eniila de longs raisonnc-
mens où je ne compris rien du tout ; puis,
eu conséquence de sa sublime théorie , il
«omnienca l'n aiiiniâ ri/i la cure expéri-
mentale qu'il lui plut de tenter. Elle était
si pénible, si dégoûtante, et opérait si peu,
que je m'en lassai bientôt ; et au bout de
quelques semaines, voyant que je n'étais ni
mieux ni pis, je quittai le lit et repris ma
vie ordinaire, avec mon battement d'artères
et mes bourdonnemens qui , depuis ce temps-
là , c'est-à-dire, depuis trente ans, ne m'ont
pas quitté une minute.
J "avais été jusqu'alors grand dormeur. La
LIVRE V X; 107
totale privation du souimcil , qui se joignit
à tous ces syujptôuies, et qui les a constam-
ment accouipagués jusqu'ici, acheva de me
persuader qu'il me restait peu de temps à
vivre. Cette persuasion me tranquillisa pour
un temps sur le soin de j^uérir. Ne povivant
prolonger ma vie, je résolus de tirer du pei*
qu'il m'en restait tout le parti qu'il était
possible ; et cela se pouvait par une sin-
gulière faveur de la nature qui, dans un e'tat
si funeste , m'exemptait des douleurs qu'il
semblait devoir m'attirer. J'étais importuné
de ce bruit, mais je n'en souffrais pas : il
n'était accompagné d'aucune autre incom-
modité habituelle que de l'insomnie durant
les nuits , et en tout temps d'une courte
haleine qui n'allait pas jusqu'à l'astlime, et
ne se lésait sentir que quand je voulais courir
ou agir un peu fortement.
Cet accident, qui devait tuer mon corps,
ne tua que mes passions ; et j'en bénis le
ciel chaque jour par l'heureux cUct qu'il
produisit sur mon ame. Je puis bien dire
que je ne commençai de vivre que quand
je me regardai comme un homme uiurt.
])onnaMl leur véritable prix au\ choïcs que
j'allais quitter, je comuiencai de m'occupcr
G a
io8 LES CONFESSIONS.
de soins plus nobles , comme par anticipation,
sur ceux que j'aurais bientôt à remplir, et
que j'avais fort négliges jusqu'alors. J'avais
souvent travesti la religion à ma mode , mais
je n'avais jamais été' tout-à-fait sans religion.
11 m'en coûta moins de revenir à ce sujet si
triste pour tant de gens, mais si doux pour
qui s'en fait un objet de consolation et
d'espoir. Maman me fut en cette occasion
beaucoup plus utile que tous les théologiens
ue ine l'auraient été.
Elle qui mettait toute chose en système,
n'avait pas manqué d'y mettre aussi la reli-
gion ; et ce s^'stéme était composé d'idées
très - disjjarates , les unes très -saines, les
autres très -folles, de scntiniens relatifs à
son caractère, et de préjugés venus de sou
éducation. En général les croyansfont Dilit
comme ils sont eux-mc)ncs ; les bons le font
bon ; les méchans le font méchant : les dévots
haineux et bilieux ne voient que l'enfer, parce
qu'Us voudraient damner tout le monde ;
les auies aimantes et douces n'y croient guère;
et l'un des élonncmcns dont je ue reviens
point est de voir le bon Ftiielon en parler
dans son Télcmaque, comme s'il y croyait
tyut de bou : mais j'espère qu'il mentait
LIVRE VI. 109
alors ; car cnliii , quelque véridiqne qu'on
soit, il faut bien mentir qnelqucfoij quand
ou est évêque. Maman ne mentait pas avec
moi ; et cette arue sans fiel, qui ne pouvait
imaginer un Dieu viiidicatit" et toujours cour-
roucé, ne voyait que clémence et miséricorde
où les dévots ne voient que justice et puni-
tion. Elle disait souvent qu'il n'y aurait point
de justice en Dieu d'être juste envers nous,
parce que, ne nous ayant pas donné ce qu'il
faut pour l'être, ce serait redemander plus
qu'il n'a donné. Ce qu'il y avait de bizarre
était que, sans croire à l'enfer, elle ne laissait
pas de croire au purgatoire. Cela venait de
ce qu'elle ne savait que (aire des amcs des
médians, ne pouvant ni les damner ni les
mettre avec les bons jusqu'à ce qu'ils le
fussent devenus ; et il faut avouer qu'en
effet, et dans ce monde et dans l'autre, les
inéchans sont toujours bien embarrasvans.
Autre bizarrerie. On voit que toute la
doctrine du péclié originel et de la rédemp-
tion est détruite par ce système , que la base
du christianisme vulgaire en est ébranlée,
et que le catholicisme au moins ne peut sub-
sister. Maman cependant était bonne catho-
lique ou prétendait rélrc, et il est siuqù'cll»
G i
Iio LES C O A" F E S S I O X S.
le prêter) cl ait de très-bonne foi. 11 lui scmlilait
qu'on expliquait trop litle'ralcinent et trop
durement l'Ecriture. Tout ce qu'on y lit des
toiirmens éternels lui paraissait conuiiinaioirs
ou figuré. La mort de Ji:siis -(Christ lui
paraissait un exemple de charité vraiment
divine, pour apprendre aux hommes h aimer
Dieu et à s'aimer cntr'eux de mcnie. En un
mot, fidclle à la religion qu'elle avait em-
brassée , elle eu admettait sincèrement toute
la profession de foi ; mais quand on venait
ù la discussion de chaque article , il se trou-
vait qu'elle croyait tout aulroment que
l'église , toujours en s'y soumettant. Elle
avait là-dessus une simplicité de cœur, une
franchise plus éloquente que des ergotcries,
et qui souvent embarrassait jusqu'à son con-
fesseur; car elle ne lui déguisait ricn..Tesuis
bonne catholique, lui disait-elle , je veux
toujours l'être-, j'adopte de toutes les puis-
sances de mon ame les décisions de la sainto
nicrc église. Je ne suis pas uiaitressc de ma
foi , mais je le suis de ma volonté. Je la
soumets sans réserve, et je veux tout croire.
Que me demandez-vous de plus ?
(^)uand il u'y aurait point eu de morale
chréticuuc, je crois qu'elle l'aurait suivie,
L I V R E V I. 171
tant elle s'adaptait bien à son caractère. Elle
fc'sait tout ce qui était ordonne ; mais elle
l'eut fait de même quand il n'aurait pas été
ordonné. Dans les choses indiOéreutes elle
aimait à obéir ; et s'il ne lui eut pas été
permis, prescrit même de faire gras, elle
aurait fait maigre entre Dieu et elle, sans
que la prudence eut eu besoin d'y entrer
pour rien. Mais toute cette morale était su-
bordonnée aux jDriiicipes de M. de Tavcl ^
ou plutôt elle prétendait n'y rien voir de
contraire. Elle eût couché tous les jours avec
vingt hommes en repos de conscence, et
sans même en avoir plus de scrupule que
de désir. Je sais que force dévotes ne sont pas
sur ce point plus scrupuleuses ; mais la
didérencc est qu'elles .sont séduites parleurs
passions, et qu'elle ue l'était que par ses
sophismcs. Dans les conversations les plus
touchantes, et j'ose dire les plus édifiantes,
clic fut tombée sur ce point saus changer ni
d'air ni de ton , sans se croire eu contra-
diction avec elle-même. Elle l'eût mémo
interrompue au besoin pour le fait, et puis
l'eût re|)risc avec la même sérénité qu'aupa-
ravant ; tant elle était intimement persuadée
çuc tout cela n'élait qu'une maviuic de police
G 4
113 LES CONFESSIONS.
sociale , dont toute personne sensée pouvait
faire l'interprétation , l'application , l'ex-
ception selon l'esprit de la chose , sans le
• moindre risque d'ofi'cnser Dieu. Quoique
sur ce point je ue fusse assurément pas de sou
avis, j'avoue que je n'osai* le couibattre ,
honteux du rôle peu galant qu'il ui'eùt fallu
faire pour cela. J'aurais bien cherché d'éta-
blir la règle pour les autres , en tâchant de
m'en excepter; mais outre que son tempé-
rament prévenait assez l'abus de ses principes,
je sais qu'elle n'était pas fcnuncà prendre lo
change , et que réciauicr l'exception pour
moi c'était la lui laisser pour tous ceux qu'il
lui plairait. Au reste, je compte ici par
occasion cette inconséquence avec les autres,
• quoiqu'elle ait eu toujours peu d'cflct dans
sa coiuluite , et qu'alors elle n'en eût eu
point du tout ; mais j'ai promis d'exposer
fidèlement ses principes , et je veux tenir
cet engagement : je reviens k moi.
Trouvant en elle toutes les maximes dont
j'avais besoin pour garantir mou nue des
terreurs de la mort et de ses suites , je puisais
avec sécurité dans cette source de confiance.
Je m'attachais à elle plus que je n'avais jamais
fait ; j'aurais voulu transporter toute en cllo
L I V R E I V. ii3
ma vie que je sentais prcieà m'abandonncr.
De ce redouhleuieiitd'attaclicuient pour elle,
delà persuasion qu'il me restait peu de temps
à vivre , de ma profonde se'curité sur moa
sort à venir, résultait un état habituel très-
calme , et sensuel même , en ce qu'amortisïant
toutes les passions qui portent au loin nos
craintes et nos espérances , il me laissait jouir
sans inquiétude et sans trouble du peu de
jours qui m'étaient laisses. TJnc chose con-
tribuait à les rendre plus agréables ; c'était le
soin de nourrir sou goût pour la campagne
par tous les ainusemens que j'y pouvais
rassembler. En lui fesant aimer sou jardin ,
sa basse-cour, ses pigeons, ses vaches, )0
m'affectionnais moi-même à tout cela; et ces
petites occupations qui roiiplissaieiit ma
journée sans troubler ma tranquillité , me
valurent mieux que le laitet tous les remèdes
pour conserver ma pauvre machine , et la
rétablir même autant que cela se pouvait.
Les vendanges , la récolte des fruits nous
arauscrcnt le reste de cette année , et nous
attachèrent de plus en plus à la vie rustique
au milieu des bonnes gcus dont nous étions
entourés. Nous vîmes arriver l'hiver avec
grand rcgr>.t, et nous retournâmes à !a vilU
G 5
114 LES CONFESSIONS.
connue nous serions allésen exil ; moi sur-tont
qui, doutant de revoir le printemps, croyais
dire adieu pour toujours aux Charmettes. Je
ne les quittai pas sans baiser la terre et les
arbres, et sans me retourner plusieurs fois
en m'en éloignant. Ayant quitté depuis long-
temps mes écolicres, ayant perdu le goût dis
amuscmcus et des sociétés de la ville , Je'
ne sortais plus , ]c ne voyais plus personne ,
•sceptc maman et M. Salomôn devenu
depuis peu son médecin et le mien , lionnclc
homme , hoiniue d'esprit , grand cartésien,
qui parlait assez bien du système du mou-
de , et dont les eutrelicns agréables et
instructifs me valurent mieux que tontes
ses ordonnances. Je n'ai jamais pu sup-
poiter ce sot et niais remplissage des con-
versations ordinaires ; mais des conversations
utiles et solides m'ont toujours fait grand
plai.'^ir , et je ne m'y suis jamais refusé.
Je pris beaucoup de goût à celles de :M.
Saloiiion / il me semblait que j'anlieijiais
avec lui sur ces hautes connaissances que
mon ame allait acquérir quand elle aurait
perdu ses entraves. Ce goût que j'avais pour
lui s'e'tendit aux sujets qu'il traitait, et je
commençai de rechercher les li\res qui pou-
L I V R E V I. 3iê
valent m'aider îi le mieux entendre. Ceux
qui mêlaient la dévotion aux sciences , m'e'-
taient les plus convenables ; tels étaient
particulièrement ceux de l'Oratoire et de
Port-royal, Je me mis à les lire ou plutôtà
les dévorer. Il m'en tomba dans les mains
un du iVcve Lami , intitulé Entretiens sur
les sciences. C'était une espèce d'introduction
à la connaissance des livres qui en traitent.
Je le lus et relus cent fois ; je résolus d'ea
faire mon guide. Enfin je me sentis entraîné
peu-à-pcu uialgré mon état, ou plutôt par
mon état vers l'étude avec une force irrésis-
tible ; et tout en regardant cliaque jour
comme le dernier de mes jours, j'étudiais
avec autant d'ardeur qne si j'avais dû tou-
jours vivre. On disait que cela me fesait du
mal ; je crois , moi , que cela me fit du bien ,
et non-seulement à mon ame , mais à uiou
corps ; car cette application pour laquelle
je me passionnais me devint si délicieuse ,
que , ne pensant plus à mes maux , j'en étais
beaucoup moins afïecté. Il est pourtant vrai
que rien ne me procurait un soulagement
réel; mais n'ayant pas de douleurs vives , j«
m'accoutumais à languir, à ne pas doruiir,
à penser au-Iieu d'agir , et enfin àregarder U
G 6
1 î 6 LES CONFESSIONS.
dëpcrisseineiit successif et lent de ma inachine
comme un progrès iiicvilablc que la mort
seule pouvait arrêter.
Non-seulement cette opinion me détacha
de tous les vains soins de la vie , mais eJb roe
de'livra de rimportun' t(!desrcinèdes auxquels
on m'avait jusqu'alors soumis malglé moi.
Salomon , convaincu que ses drogues ne pou-
vaient me sauver ^ u\\n épargna le dcboire ,
et se contenta d'amuser la douleur de ma
pauvre maman avec quelques-unes de ces
ordonnances indiflerentes qui leurrent l'es-
poir du malade et maintiennent le crc'dit du
médecin. Je quittai l'étroit régime , Je repris
l'usage du vin , et tout lo train de vie d'un
homme en santé selon la mesure d© nu's
forces , sobre sur toute chose , mais ne uj'abf-
tcnantde rien. Je sortis mcuic etrcconuucurai
d'aller voir mes connaissances , sur-tout M. de
CoTizi'é dont le commerce me plaisait fort.
Enfin , soit qu'il me parut beau d'apprendre
jusqu'à ma dernière heure , soit qu'un reste
d'espoir de vivre se cacbàt au fond de mou
cœur, l'aîtenlc de la mort, loin de ralentir
mon goût pour l'étude , semblait Tr-nimcr ;
et je me pressais d'amasser un peu d'acquis
pour l'autre monde , comme si j'avais cru
L I V R E V I. 717
v\' avoir que celui que j'aurais emporte. Je
pris en afl'ecliou la boutique d'iui libraire
appelé Bouchard ^ où se rendaient quelques
gens-de-lettres ; et le printemps que j'avais
cru ne pas revoir étant proche , je m'assortis
de quelques livres pour les Charmettes , en
cas que j'eusse le bonheur d'y retourner.
J'eus ce bonheur, et j'en profitai de mon
mieux. La joie avec laquelle je vis les pre-
miers bourgeons est inexprimable. Revoir le
printemps était pour moi ressusciter en pa-
radis. A peine les neiges commençaient à
fondre , que nous quittâmes notre cachot,
et nous fûmes assez tôt aux Charmettes pour
y avoir les prémices du rossignol. Dcs-lors
je ne crus plus mourir ; et réGllemeut il
est singulier que )e n'ai jamais fait de grandes
maladies à la campagne. J'y ai beaucoup
soufiért , mais je n'y ai jamais été alité. Sou-
vent j'ai dit, me sentant plus mal qu'à l'or-
dinaire : quand vous me verrez prêt à mourir ,
portez-moi à l'ombre d'un chcne 5 je vous
promets que j'en reviendrai.
(Quoique faible je repris mes fonctions
champêtres , mais d'une manière propor-
tionnée à mes forces. J'eus un vrai chagrin
de ne pouvoir faire le jardiu tout seul j mais
ii8 LES CONFESSIONS.
quaud j'avais donné six coups de béclie ^
j't'tais hors d'haleine, la sueur me ruisselait ,
je n'en pouvais plus. Quand j'étais baissé,
mes batlemcns redoublaient, et le sang nie
montait à la tête avec tant de force , qu'il
fallait bien vite nie redresser. Contraint de
me borner à des soins moins faligans , je pris
entre autres celui du colombier , et je m'y
afiectionnai si fort , que j'y passais souvent
plusieurs heures de suite sans m'ennuvcruu
moment. Le pigeon est fort timide et diffi-
cile à apprivoiser. Cependant je vins à bout
d'inspirer aux miens tant de conhance, qu'ils
me suivaient par-tout et se laissaient prendre
quaud je voulais. Je ne pouvais paraître au
jardin ni dans la cour sans en avoir à l'ins-
tant deux ou trois sur les bras , sur la tête :
et enûn malgré le plaisir que j'y prenais, ce
cortège me devint si incommode, que je fus
oblige de leur ôter cette familiarité. J'ai tou-
jours pris un singulier plaisir à apprivoiser
les animaux , sur-tout ceux qui sont crain-
tifs et sauvages. Il me paraissait chaïuiant de
leur inspirer une coiiiiance que je n'ai jamais
trompée. Je voulais qu'ils m'aimassent en
liberté.
J'ai dit que j'avais apporté des livres, j'ea
LIVRE VI. 119
fis usage , ruais d'une manière moins propre
à m'instruira qu'à in'accaljlcr. La fausse idéo
que j'avais des choses me persuadait que ,
pour lire un livre avec fruit, il fallait avoir
loutes les connaissances qu'il supposait , bica
éloigné de penser que souvent l'auteur ne
les avait pas lui-iuéuie , et qu'il les puisait
dans d'autres livres à mesure qu'il en avait
besoin. Avec cette folle idée j'étais arrêté à
chaque iustant , forcé de courir incessamment
d'un livre à l'autre ; et quelquefois avant
d'êtreà la dixième pagedecelui que.je voulais
étudier , il m'eût fallu épuiser des bibliothè-
ques. (Cependant je m'obstinai si bien à cette
«xtravagaute méthode , que j'y perdis un
temps inlini , et faillis à me brouiller la tête
au point de ne pouvoir plus ni rien voir ni
rien savoir. Heureusement je m'aperçus que
j'enfilais une fausse route qui m'égarait dans
un labyrinthe immense , et j'en sortis avant
d'y être tout-à-fait perdu.
Pour peu qu'on ait un vrai goût pour les
sciences , la première chose qu'on seut en s'y
livrant, c'est leur liaison qui fait qu'elles s'at-
tirent, s'aident , s'éclaircntmutuellcmcnt , et
que l'une ne peut se passer de l'autre. (Quoique
Vcsprit humaiune puisse suffire à toutes, et
120 LES CONFESSIONS.
qu'il eu faille toujours préférer une comme'
la principale , si l'on n'a quelque notion des
autres , dans la sienne même on se trouve
souvent dans l'oliscurité. Je sentis que ce quo
j'avais entrepris était bon et utile en hii-mémc ,
qu'il n'y avait que la mélhodc à changer.
Prenant d'abord l'Eucyclopédic , j'allais la
divisant dans ses branches ; je vis qu'il fallait
faire tout le contraire ; les jjrendre chacune
séparément , et les poursuivre chacune à part
jusqu'au point où elles' se réunissent. Ainsi
je revins à la synthèse ordinaire ; mais j'y
îevins en homme qui sait ce qu'il fait. Ld
méditation me tenait en cela lieu de connais-
sance , et une réflexion très-naturelle aidaif
àine bien guider. Soit que je vécusse ou que
jcuiourusse , je n'avais point de t.nips à per-
dre. Ne rien savoir à près de vingt-cinq ans
et vouloir tout apprendre, c'est s'engager à
bicu mettre 1p temps à profit. Ne sachant à
quel point le sort ou la mort pouvaient
avictcr monxèlc , je voulais à tout événement
acquérir des idées de tontes choses, tant pour
sonder mes dispositions naturelles que pour
juger par raoi-mo ne d;; ce qui méritait lo
mieux d'être cultive.
Je trouvai dans rexécutiou de oc plan un.
LIVRE Y r. 12 j
autre avantage auquel je u'avais pas pense' ;
celui de mettre beaucoup de temps à profit.
Il faut que je ue sois pas né pour l'ctude ;
car une longue application me fatigue a tel
]ioint , qu'il m'est impossible de m'occuper
demi-heure de suite avec force du même sujct ,
sur-tout en suivant les idées d'antrui ; car il
m'est arrivé quelquefois de me livrer plus
long-temps aux miennes, et même avec assex
de succès, (^uaud )'ai suivi durant quelques
pages un antcur qu'il faut lire avec a|)plica-
tion , mon esprit l'abandonne et se perd dans
les nuages. Si je m'obstine, je m'épuise inu-
tilement ; les ti)Iouissemens me prennent , je
ne vois plus rien. IMais que des sujets difîé-
rens se succèdcMit^ même sans interruption,
l'un me délasse de l'autre : et sans avoir bes^olu
de relâche , je les suis plus aisément. Je mis
a profit cette observation dans mon plan
d'études , et je les entremêlai tellement, que
je m'occupais tout le jour et ne me fatiguais
jamais, il est vrai que les soins clunupétres et
domestiques fcsaient des diversions utiles ;
mais dans ma ferveur croissante , je trouvai
bientôt lemoyen d'en ménager encore le tcuips
pour l'étude , et de m'occuper à-la-fois do
922 LES CONFESSIONS.
deux choses , saus songer que cliacune cm
allait moins bien.
Dans tant de menus de'tails qui me charment
et dont j'excède souvent mon lecteur, je
mets pourtant une discre'tiou dont il ne se
douterait guère si je n'avais soin de l'en
avertir. Ici , par exemple, je ine rappelle
avec délices tous les diETcrcus essais que je fis
jîour distribuer inon tenips de façon que j'y
trouvasse à-la-fois autant d'agrément et d'u-
tilité qu'il était possible ; et je puis dire que
ce temps où je vivais dans la retraite et tou-
jours malade, fut celui de ma vie où je fus
le moins oisif et le moins ennuyé. Deux ou
trois mois se passèrent ainsi à tâtcr la pente
de mon esprit et h jouir dans la plus belle sai-
son de l'année , et dans un lieu qu'elle ren-
dait enchanté, du charme de la vie dont je
sentais si bien le prix, de celui d'une société
aussi libre que douce , si l'on peut donner le
nom de société à une aussi parfaite union , et
de celui des belles connaissances que je me
proposais d'acquérir ; car c'était pour moi
connue si le les avais déjà possédées; ou plu-
tôt c'était mieux encore , puisque le plaisir
d'apprendre entrait pour beaucoup dans mon,
])ouheur.
L I V R E V I. 123
II faut passer sur ces essais qui tous étaient
pour uioi des jouissances, mais trop simples
pour pouvoir être expliquées. Encore uu
coup , le vrai bonheur ne se décrit pas , il se
sent, etse sent d'autant mieux qu'il peut le
moins se décrire, parce qu'il ne résulte pas
d'un recueil de faits, mais qu'il est un état
pcrmauent. Je me répète souvent, mais )e
me répéterais bien davantage, si je disais la
même chose autant de fois qu'elle me vient
dans l'esprit, (^uand enlin mon train de vie
souvent changé eut pris im cours uniforme
Toici à-pcu-près quelle en fut la distribution.
Je me levais tous les matins avant le soleil.
Je montais par un verger voisin dans un
très-jali chemin qui était au-dessus de la
vigne et suivait la côte jusqu'à Chambéri. Là,
tout en me promenant, je fesais ma prière
qui ne consistaitpas en un vain balbutiement
de lèvres , mais dans une sincère élévation de
cœur à l'auteur de cette aimable nature dont
les beautés étaient sous mes yeux. Je n'ai ja-
mais aimé à prier dans la chambre , il me
semble que les murs et tous ces petits ouvrages
des hommes s'interposent entre Dieu et moi.
J'aime à le contempler dans ses œuvres, tan-
dis que mon cœur s'élève à lui. Mes prières
124 LES CONFESSIONS.
étaient pures , je puis le dire , et dignes par-là
d'être exauce'es. Je ne demandais pour mot
et pour celle dont mes vœux ne me sej)a-
raient jamais, qu'une vie innocente et tran-
quille^ exempte du vice , de la douleur, des
pe'nibles besoins , la mort des justes et leur
sort dans l'avenir. Du reste , cet acte se pas-
sait plus en admiration et eu coiUempiatioii
qu'en demandes, et je savais qu'aupris du
dispensateur des vrais biens, le meilleur
moyen d'obtenir ceux qui nous sont néces-
saires est moins de les demander que de les
mériter. Je revenais, en me prnintnant, par
un assez grand tour , occupé a considérer
avec intérêt et volupté les objets cliampétres
dont j'éiais environné, les seuls doiît l'œil
et le cœur ne se lassent jamais. Je regardais
de loiu s'U était jour chez maïunn ; quand
je voyais son contrevent ouvert, je tressail-
lais de joie et j'accourais. S'il était fermé,
j'entrais au jardin en attendant qu'elle tut
réveillée , m'amusant à repasser ce que j'avais
appris la veille on à jardiner. I,c contrevent
s'ouvrait, j'allais l'embrasser dans son lit,
souvent encoïc à moitié cndurinie j et cet
cmbrasscmeut, aussi pur que tendre, tirait
LIVRE Y I.
12j
de son innocence même un charme qni u'tst
jamais joint à la volnpté des sens.
Nous déjeunions ordinairement avec du
café au lait. C'était le temps de la journée où.
nous étions le plus tranquilles , où nous cau-
sions le plus à notre aise. Ces séances , pour
l'ordinaire assez longues , m'ont laissé uu
goût vif pour les déjeunes; et je préfère in-
finiment l'usage d'Angleterre et de Suisse ,
où le déjeuné est un vrai repas qui rassemble
tout le monde , a celui de France où chacna
déjeune seul dans sa chani!)re , ou le plus
souvent ne déjeûne point du tout. Après une
heure ou deux de causerie , j'allais à mes
livres jusqu'au dîné. Je commençais par
quelque livre de philosophie , comme la Lo-
gique de Port-royal , l'Essai de Loche ,
Mallehranche , Leihnilz , Descartes etc. Je
m'apcrcns bientôt que tous ces auteurs étaient
entr'eux en contradiction presque perpétue! le ;
et ;e formai le chimérique projet de les ac-
corder , qui me fatigua beaucoup et me lit
perdre bien du temps. Je me brouillais la
tête, et je n'avançais point. Enfin, renon-
çant encore à cette méthode, j'en pris une
infiniment meilleure , et à laquelle j'attribue
tout le progrès que je puis avoir fait, mal-
326 LES CONFESSIONS.
gré mon défaut de capacité ; car il est certain
que j'en eus toujours fort peu pour l'étude.
Eu lisant chaque auteur , je me fis une loi
d'adopter et suivre toutes ses idées sans y
mêler les miennes ni celles d'un autre, et
sans jamais disputer avec lui. Je me dis :
commençons par me faire un magasin d'idées,
vraies ou fausses, mais nettes, en attendant
que ma tête en soit assez fournie pour pou-
voir les comparer et choisir. OHe méthode
n'est pas sans inconvéniens , je le sais, mais
elle m'a réussi dans l'objet de m'instruire. Au
Lout de quelques années passées à ne penser
exacteuient que d'après autrui, sans réfléchir,
pour ainsi dire, et presque sans raisonner,
je me suis trouvé un assez grand fonds d'ac-
quis pour me suffire à moi-même et j)enser
sans le secours d'autrui. Alors, quand Les
voyages et les auaires m'ont ôté les movens
de consulter les livres, je me suis amusé ù
repasser et comparer ce que j'avais lu , à peser
chaque cho.se à la balance de la raison, et à
ju^er quelquefois mes maîtres. Pour avoir
commencé tard à mettre en exercice ma fa-
culté judiciaire , je n'ai pas trouvé qu'elle eiit
perdu sa vi^^ucur ; et quand j'ai publié mes
propres idées, on ne m'a pas accusé d'ctro un
LIVRE VI. 127
disciple servile et de ;urcr in verha magistri.
Je passais de-là à la ge'ome'trie élemcu-
taire ; car je n'ai jamais e'tc plus loiji ,
m'obstinaiit à vouloir vaincre mon peu de
mémoire à force de revenir cent et cent fois
sur mes pas , et de recommencer incessam-
ment la même marche. Je ne goûtai pas
celle d' Euc/ide y qui cherche plutôt la chaîne
des démonstrations que la liaison des idées;
je préférai la géométrie du P. iû-/»/ qui dès-
lors devint un de mes auteurs favoris , et
dont je relis encore avec plaisir les ouvrages.
L'ulgchre suivait, et ce fut toujours le P.
La/ni (\nv: je pris pour guide ; quand je fus
plus avancé , je pris la science du calcul du
P. lieytiaud , puis son analyse démontrée
que je u'ai fait qu'effleurer. Je n'ai jamais
été assez loin pour bien sentir l'application
de l'algèbre à la géométrie. Je n'aimais point
cette manière d'opérer sans voir ce qu'on
fait ; et il me semblait que résoudre un pro-
blème de géométrie par les équations , c'é-
tait jouer un air en tournant une manivelle.
La première fois que je trouvai par le calcul ,
que le quarrc d'un binôme était composé du
q narré de chacune de ses parties et du double
produit de l'une par l'autre , malgré lu justesse
123 LES CONFESSIONS.
de ma multiplication , je n'eu voulus rien
croire jusqu'à ce que j'eusse fait la ligure.
Ce u'ctait pas que je n'eusso un grand
goût pour l'algèbre en n'y considérant que
la quantité abstraite ; mais appliquée à l'éten-
due, je voulais voir l'opération sur les ligues ,
autrement je n'y conipreiuiis i)lus rien.
Apres cela venait le latin. C'était mou
étude la plus péuible , et dans laquelle je n'ai
jamais fait de grands progrès. Je me mis
d'abord à la méthode latine de Port-royal ,
mais sans fruit. Ces vers ostrogots me fesaicnt
mal au cœur et ne pouvaien t entrer dans mon
oreille. Je me perdais dans ces foules de
règles , et en apprenant la dernière , j'oubliais
tout ce qui avait précédé. Une étude de mots
n'est pas ce qu'il faut à un liommc sans mé-
moire; et c'était précisément pour forcer ma
mémoire à prendre de la capacité , que je
m'obstinais h cctte*étudc II fallut rabandon-
lier à la IJn.'vT'entendais assez la construction
pour pouvoir lire un auteur facile à l'aide
d'un dictionnaire. Je suivis cette route, et je
m'en trouvai ])icn. Je m'appliquai à la tra-
duction , non par écrit , mais mentale , et ;e
m'en tins là. A force de temps et d'exercice,
je suis parvenu à lire assez couramment les
auteurs
L I V R E I y. 1^^
auteurs latins , mais jamais à pouvoir ni parler
ni écrire clans crtle langue ; ce qui m'a sou-
vent rais dans l'embarras quand je me suis
trouvé , je ne sais comment , enrôlé parmi
les gens-dv-h ttres. \i\\ autre inconvénient ,
conséquent à cette mar)ière d'apprendre ,
est que je n'ai jamais su la prosodie, encore
moins les règles de la versitication. Désirant
pourtant de sentir l'iiarmonie de la langue
en vers et en prose , j'ai fait Jnen des efforts
pour y parvenir*, mais je suis convaincu que
sans maître cela est presque impossible. Ayant
appris la composition du plus facile de tous
les vers qui est l'hexamètre , j'cns la patience
de scander presque tout f^'irgile, et d'y mar-
quer les pieds et la quantité ; puis quand,
j'étais eu doute si une syllabe était longue
ou brève , c'était mon i'irgile que j'allais
consulter. On sent que cela me ferait faire
bien des fautes , à cause des altérations per-
mises par les règles de la vcrôilication. Mais
s'il y a de l'avantage à étudier seul , il y
aussi de grands ineonvcnicns , et sur-tout
vme peine ir)croyablc. Je sais cela mieux que
qui que ce soit.
Avant midi je quittais mes livres , et si le
diné n'était pas prêt , j'allais faire visite à mes
Alémoires, Tome II. Il
î3o LES CONFESSIONS.
amis les pigeons , ou travailler au jardin en
attendant l'heure. Ouand je m'entendais ap-
peler, j'accourais fort content , et muni d un
grand appétit : car c'est encore une chose à
noter que , quelque malade que )e puisse être ,
l'appétit ne me manque jamais. Nous dînions
très-agréablement , eu causant de nos aQaires ,
en attendant que UTaman put manger. Deux
ou trois l'ois la semaine, quand il lésait beau ,
nous allions derrière la mai.-ion prendre le
calé dans un cabinet irais et toullu que j'avais
garni de houblon , et qui nous lésait grand
plaisir durant la chaleur ; nous passions là
une petite heure à visiter nos légumes , nos
fleurs , à des entretiens relatifs à notre ma-
nière de vivre , et qui nous en fesaient miens
goûter la douceur. J'avais une autre petite
famille au bout du jardin ; c'étaient des abeil-
les. Je ne manquais guère , et souvent ma-
man avec moi, d'aller leur rendre visite ; je
m'intéressais beaucoup à leur ouvrage , je
m'amusais inliniiuent à les voir revenir de
la picorée , leurs petites cuisses quelquefois
si chargées , qu'elles avaient peine à marcher.
Les premiers jours la curiosité me rendit
indiscret , et elles me piquèrent deux ou trois
fois; mais ensuite nous fîmes «i bien cou-
L I V R E V r. i3i
ïiaîssauce, que , quelque près que je vinsse,
elles inc laissaient faire , et quelque pleines
que fussent les ruches prêtes à jeler leur
essaim , j'en étais quelquefois entouré , j'ea
avais sur les mains , sur le visage , sans qu'au-
cune me piquât jamais. Tous les animaux se
défient de l'homiue , et n'ont pas tort ; mais
sont-ils surs une fois qu'il ne leur veut
pas nuire , leur confiance devient si grande,
qu'il faut être plus que barbare pour en
abuser.
Je retournais à mes livres : mais mes occu-
pations de l'après-midi devaient moins porter
le nom de travail et d'étude , que de récréa-
tions et d'amiuement. Je n'ai lamais pu sup-
porter l'application du cabinet après mou
dîné , et en général toute peine me cofitc
durant la clialeur du jour. Je m'occupais
pourtant , mais sans gène et presque sans
règle , à lire sans étudier. La chose que je
suivais le plus exactement était l'histoire et
la géographie ; et counnc cela ne demandait
point de contention d'esprit , j'y fis autant
de progrès que le permettait mon peu de
mémoire. Je voulus étudier le P. Pttnîi , et
je m'enfonçai dans les ténèbres de la chrono-
logie ; mais je me dégoûtai de la partie cri-
U 3
i32 LES CONFESSIONS.
tique qui n'a ni fond ni rive , et Je m'affec-
tionnai par préférence à l'exacte mesure des
temps et à la marche des corps célestes. J'au-
rais même pris du goût pour l'astronomie si
j'avais eu des instriuneiis , mais il fjllut me
contenter de quelques élciueiis ]}ris dans des
livres , et de quelques obst-rvallons grossières
faitesavec une lunette d'approche, senlcment
pour connaître la situation générale du ciel :
car ma vue courte ue me permet pas de dis-
tinguer «/ct/jt nus assez nettement les astres.
Je me rappelle à ce sujet une aventure dont
le souvenir m'a souvent fait rire. J'avais
acheté un |)la!iisphèri; céleste pour étiidicr
les constellations. J'avais atlaelié ce planis-
phère sur un châssis; et les nuiti où le ciel
était serein, j'allais dans le jardin poser mon
châssis sur quatre piquets de ma hauteur, le
plaiiisplicre tourné en-dessous : et pour l'é-
clairer sans que le vent souillât ma chandelle ,
je la mis dans uii seau à terre entre les quatre
piquets ; puis regardant alternativement le
planisphère avec mes yeux, et les astres avec
ma luneltc , je m'exerçais à connaître les
étoiles et 3 discerner les constellations. Je
crois avoir dit que le jardin de M. Noiret
était ea terrasse \ on voyait du chemiu tout
LIVRE Vï. i33
«e qui s'y fesait. Un soir d^SA,ay,<{au8' passant
assez tard me virent dans un ^^^(^ y^e équi-
page , occupé à mon opcration. La lueur qui
donnait sur mon planisplicre , et dont ils ne
voyaient pas la cause, parce que la lumière
était cachée à leurs yeux par les bords du
seau , ces quatre piquets , ce grand papier
barbouillé de figures , ce cadre et le jeu de
ma lunette qu'ils voyaient aller et venir ,
donnaient à cet objet un air de grimoire qui
les eflraya. ]\Ia parure n'était pas propre à
les rassurer: un cîiapeau clabaud par-dessus
mon bonnet , et un pet-en-l'air ouaté de
maman qu'elle m'avait obligé de mettre ,
ofiraient à leurs yeux l'image d'un vrai sor-
cier : et comme il était près de minuit, ils
iiedoutcreut pointque cène fût lecomtuence
aueutdu sabbat. Peu curieux d'eu voir davan-
tage , ils se sauvèrent trcs-alarmés , éveillèrent
leur voisins pour leur conter leur vision ; et
l'Iiistoire courut si bien , que dès le lendemain
chacun sut dans le voisinage que le sabbat «o
tenait chez M. Noiret. Je ne sais ce qu'eût
produit enlju celte rumeur , si l'un des pay-
sans^ témoin de mes conjurations , n'eu eût
le mêuie jour porté sa plainte à deux jésuites
c^ui vcuaicnl uous voir, et c^ui , saus savoUc
i34 Ï-ES COIN FESSIONS.
de quoi if . 'ysait , les dc'sabuscrcut par
■i.
piovisicwt' '■ ' aous contèrent riiistoire , je
leur eu dis la cause , et nous rîmes beau-
coup. Cependant il fut résolu , crainte de
récidive , que j'observerais désormais sans
lumière , et que j'irais consulter le planis-
phère dans la maison. Ceux qui ont lu dans
les Lctiiwi de la vioiiiagne ma luagic de
Tenise , trouveront , je m'assure , que j'avais
de longue main une grande vocnliou pour
être sorcier.
Tel était mou train de vie aux Cbarmcttes
quand je n'étais occupé d'aucuns soins cham-
pêtres; car ils avaient toujours la préférence,
et dans ce qui n'excédait pas ruv s forces, )e
travaillais comme un paysan ; uiais il est vrai
q\ie mon extr 'lue faiblesse ne me laissait guère
alors sur cet article que le mérite de la bonne
volonté. D'ailleurs, je voulais faire à-la-fois
deux ouvrages , et par cette raison je n'en
fpsnis bien aucun. Je m'étais mis dans la tète
de me donner par force de la mémoire ; je
m'obstinais à vouloir beaucoup apprendre par
coeur. Pour cela je portais toujours avec moi
quelque livre qu'avec une peine incroyable
j'étudiais et repassais tout en travaillant. Jo
jic sais pas comiileiit l'opiniâtretc de ces valus
L I V R E V I. i35
et continuels eflbits ne m'a pas enGu rendu
stupicle. Il faut que j'aie appris et r'appris
bien vingt l'ois les Egiogues de J^'irgile y
dont je ne «ais pas un seul inot. J'ai perdu
ou dépareille' des multitudes de livres, par
l'habitude que j'avais d'en porter par-tout
avec moi , au colombier, au jardin, au
verger, à la vigne. Occupé d'autre chose, je
posais mon livre au pied d'un arbre ou sur
la haie; par-tout j'oubliais de le reprendre,
et souvent au bout de quinze jours je le
retrouvais pourri ou rongé des fourmis et
des limacouy. Celte ardeur d'apprendre
devint une manie qui uie rendait comme
hébété, tout occupé que j'étais sans cesse à
marraoter quelque chose entre mes dents.
Les écrits de Port-royai et de l'Oratoire
étant ceux que je lisais le plus fréquemment,
m'avaient rendu demi-janséniste ; et malgré
toute ma confiance , leur dure théologie
•m'épouvantait quelquefois. La terreur de
l'enfer, que jusque-là j'avais très-peu craint,
troublait peu- à -peu ma sécurité ; et si
maman ne m'eut tranquillisé l'ame , cette
cfiVayante doctrine m'eut enfin tout-'a-tait
bouleversé. Mon confesseur, qui était aussi
le sien , contribuait pour sa part ]x uie maiu-
i36 LES CONFESSIONS.
tenir dans une bonne assiette. C'était le P.
Uejiiet, jésuite, bon et sage vieillard dont
]a mémoire me sera toujours en ve'nc'ratiou.
(Quoique jésuite, il avait la simplicité' d'un
enfant ; et sa uiorale , moins relâchée quo
douce, était précisément ce qu'il me fallait
pour balancer les tristes impressions du jan-
sénisme. Ce bou-liomme et .sou compagnon
le P. Coppicr venaient souvent nous voir
aux Cliaruiettes, quoique le chemin fût fort
rude et assez long pour des gens de leur
âge. Levirs visites me fesaient grand bien :
que Dieu veuille le rendre à leurs âmes ;
car ils étaient trop vieux alors pour que je
les présume en vie encore aujourd'hui. J'allais
aussi les voir à Chambéri , je me familiarisais
pcu-à-peu avec leur maison : leur biblio-
thèque était à mon service ; le souvenir de
cet lienreux temps se lie avec celui des jésui-
tes , au point de me faire aimer l'un par
l'autre : et quoique leur doctrine m'ait
toujours paru dangereuse , je n'ai jamais
pu trouver eu moi le pouvoir de les liaïv
sinccremeut.
Je voudrais savoir s'il passe quelquefois
dans les cœurs des autres hommes des pné-
ïilitcs pareilles à celles qui passent quel qucloj*
LIVRE VI. 1^7
dans le mien. Au milieu de mes e'tudes et
d'une vie innocente autant qu'on la puisse
mener , et malgré tout ce qu'on m'avait pu
dire, la peur de l'enfer m'agitait encore
souvent. Je me demandais : en quel état
suis-je ? si ;e mourais à l'instant même,
serais-je damné ? Selon mes jansénistes la
chose était indubitahle ; mais selon ma
conscience il me paraissait que non. Tou-
jours craintif, et flottant dans cette cruelle
incertitude , j'avais recours pour en sortir
aux f-xpédicns les plus risibles , et pour les-
quels je r rais volontiers enfermer HnoOmmc
si je lui en voyais faire autant. Un 'jour
rêvant à ce triste sujet je m'exerçais machina-
lement à lancer des pierres contre les troncs
des arbres ; et cela avec mon adresse ordi-
naire, c'est-à-dire, sans presque en toucher
aucun. Tout au milieu de ce bel exercice, (e
m'avisai de m'en faire une espèce de pronostic
])Our calmer Tiion inquiétude. Je me dis : je
m'en vais jeter cette pierre contre l'arl^rc qui
est vis-à-vis de moi. Si je le touche, signe
de salut ; si je le manque, signe de dam-
nation. Tout en disant ainsi je jette ma pierre
d'utie maiu tremblante et avec un horrible
Lattcmcut de cœur, mais si hcnreiiscmeut
s38 LES CONFESSIONS.
qu'elle va frapper au beau milieu de l'arbre :
ce qui véritablement n'était pas difficile ; car
j'avais eu soin de le choisir fort gros et fort
près. Depuis lors je u'ai plus doute de mou
saint. Je ne sais en me rappelant ce trait si
je dois rire ou gémir sur moi-même. Vous
autres grands-homuies , qui riez sûrement,
félicitez-vous , mais n'insnltcz pas h ma mi-
sère ; car je vous jure que je la sens bien.
Au reste ces troubles, ces alarmes insé-
parables peut-être de la dévotion, n'étaient
pas un état permanent. Communément j'étais
assez tranquille , et l'impression que l'idéo
d'iuie mort prochaine fesait sur mon aine,
ét.iit uioin» de la tristesse qu'une langueur
paisible, et qui même avait ses douceurs. J»
viens de retrouver parmi de vieux papiers
vme espèce d'exhortation que je me fesais à
moi-uiémc, et où je uic félicitais de mourir
à l'âge où l'on trouve assez de coiu"ago eu
soi pour envisager la mort, et sans avoir
éprouvé de grands maux ni de corps ni
d'esprit durant ma vie. Que j'avais bicu
raison ! Un presscnlinient me fesait craindre
de vivre pour soufîVir. Il semblait que je
prévoyais le sort qui m'attendait sur mes
vieux jours. Je n'ai jauiais été si près de U
L I V R E V I. t?,g
sagesse que durant cette heureuse époque.
Sans grands remords sur le passé, délivre des
soucis de l'aveuir, le sentiment qui dominait
oonstamment dans mon ame e'tait de jouir
du présent. Les dévots ont pour l'ordinaire
une petite sensualité très-vive qui leur fait
savourer avec délices les plaisirs innocens
qui leur sont permis. Les mondains leur en
font un crime, je ne sais pourquoi, ou
plutôt je le sais bien. C'est qu'ils envient
aux autres la jouissance des plaisirs simples
dont eux -mêmes ont perdu le goût. Je
l'avais ce goût, et je trouvais charmant de
Je satisfaire en sûreté de conscience. i>3on
cœur neuf encore, se livrait à tout avec un
plaisir d'enfant, ou plutôt, si je l'ose dire ,
avec une volupté d'ange : car en vérité ccâ
tranquilles jouissances ont la sérénité de
celles du paradis. Des dînes faits sur l'herbe
à Montagnoie, des soupes sous le berceau,
la récolte des fruits , les vendanges , les
veillées à teiller avec nos gens , tout cela
fosait pour nous autant de fêtes auxquelles»
maman prenait le luèuie plaisir que iitoi.
Des promenades plus solitaires avaient ini
charme plus grand encore , parce que le cœur
s'épanchait plus eu liberté. .^'o us en fîmes un»
140 LES CONFESSION S,
entr'autics , qui fait époque dans ma me—
moire, uu jour de St. Louis dont maman
portait le uoui. Nous partîmes ensemble et
seuls de bon matin , après la messe qu'un
carme était venu nous dire à la pointe du
jour dans une clia|)elle attenante à la maison.
J'avais propose' d'aller parcourir la côte op-
pose'e à celle où nous étions , et que nous
n'avions point vis.tée encore. Nous avions
envoyé nos provisions d'avance, car la course
devait durer tout le jour. Maman , quoi-
qu'un peu ronde et grasse , ne marthait pas
mal ; nous allions de colline en colline et de
bois en bois, quelquefois au soleil et souvent
à l'ombre; nous reposant de temps eu temps,
et nous oubliant des bcures entière? ; cautaiit
de nous , de notre i7nion, de la douceur de
notre sort , t fcsant pour sa durée des vctux
qui ne furent pas exaucés. Tout semblait
conspirer au bonheur de cette journée. Il
avait plu depuis peu; point de poussière,
et des ruisseaux bien courans. Un petit vent
frais agitait les feuilles; l'air était pur , l'ho-
rison sans nuages ; la sérénité régnait au
ciel comme dans nos coeurs. Notre dîné fut
fait chez un paysan , et partagé avec sa fa-
mille , qui nous bénissait de bon cœur. Ces
pauyrcs
L I V R E V I. 141
pauvres Savojards sont do si bonnes gens !
j^pics le dîtié nous f^aEjiiâmes l'ombre sons
de grands arbres , où tajidis que j'amassais
- des brins de bois sec pour faire notre cale,
maman s'amusait à herboriser parmi les
broussailles ; et avec Irs fleurs du bouquet
que chemin lésant je iui avais ramasse' , elle
me lit remarquer dans leur struclnre mille
choses curieuses, qui nramusèrcnt beaucoup
et qui devaient me donner du goût pour la
botanique , mais le moment n'était pas venu;
j'e'tais distrait par trop d'autres études. Une
idée qui vint me frapper fit diversion ans
ilcurs et aux plantes. La situation d'ame où
je me trouvais , tout ce que nous avions dib
et fait ce jour-là , tous les objets qni m'avaient
frappé me rappelèrent l'espèce de rêve que
tout éveillé j'avais fait à Annecy sept ou
huit ans auparavant , et dont j'ai rendu
compte en son lieu. Les rappoi Is en étaient
si frappans , qu'eu y pensant, j'en fus ému
jusqu'aux larmes. Dans un transport d'at-
tondrisscmcut j'embrassai celte chère amie.
Mamau , maman , lui dis-je avec passion ,
ce jour m'a été promis depuis long-te-mps ,
et je ne vois ricu au-delà. Mon boniicur ,
grâce à vous , est à son comble ; puisse-t-il
Mémoires. Tome 11. I
143 LES CONFESSIONS.
ne pas décliupr désormais ! Puisse-t-il durer
aussi long-terups que j'eu conserverai le goût !
il ue finira qu'avec moi.
Ainsi coulèrent mes jonrs henreux , et d'au-
tant pins henreux que n'apercevant rien qui
les dût troubler , je n'envisageais en effet leur
fin qu'avec la mienne. Ce n'était pas que la
source de mes soucis fût absolument tarie;
mais je lui voyais prendre un autre cours
Que je dirigeais de mon mieux sur des objets
utiles, afin qu'elle portâtson remède avec elle.
Maman aimait naturellement la campagne ,
et ce goût ne s'attiédissait pas avec moi. Peu-
à-peu elle prii celui des soins cbampétres ,
elle aimait à faire valoir les terres, et elle avait
sur cela des connaissances dont elle fcsait
usage avec plaisir. iNon contente de ce qui
dépendait de la maison qu'elle avait prise,
elle louait tantôt un cbamp , tantôt un pré.
Enfin portaiitson humeur entreprenante sur
des objets d'agriculture , au-licu de rester
oisive dans sa maison , elle prenait le traiu
de devenir bientôt une grosse fermière. Je
n'aimais pas trop à la voir ainsi s'étendre,
et je m'y opposais tant que je pouvais; bien
sûr qu'elle serait toujours trompée, et que
*uu Liuueiu- UJiLiaic et piodigue porterait
L I V R E V r. 143
toujours la dépense au-delà du produit.
Toutefois je lue consolais en pensant quece
produit du moins ne serait pas nui et lui
aiderait à vivre. De toutes les entreprises
qu'elle pouvait former, celle-là me paraissait
la moins ruineuse; et sans y envisager comme
elle un objet de profit, j'y envisageais une
occupation continuelle qui la garantirait
des mauvaises affaires et des escrocs. Dans
cette idée je désirais ardeuiment de recouvrer
autant de force et dosante qu'il m'en fallait
pour veiller à ses affaires, pour être piqueur
de ses ouvriers ou son premier ouvrier ; et
naturellement l'exercice que cela me fesait
faire , lu'arrachant souvent à mes livres, et
me distrayant sur mou état , devait le rendre
meilleur.
L'hiver suivant BariVot revenant d'Italie
m'apporta quelques livres, entre autres le
Bontcmpi et la Cartella per niusica du P.
lionchicri ^ qui me donnèrent du goi'itpour
l'histoire de la musique et pour les recherches
théoriques de ce bel art. Barillof resta quel-
que temps avec nous; et comme j'étais majeur
depuis plusieurs mois, il fut convenu que
j'irais le printcnis suivant à Genève redc-
jaiaudct le bien de ma mère ou du inoins la
I 2
144 LES CONFESSIONS.
part qui m'en revenait, en attendant qu'on
sut ce que mon frère était devenu. Cela
s'exécuta coinme il avait été résolu. J'allai à
Genève ; juon père y vint de son côté. Depuis
long-temps il y revenait sans qu'on lui cher-
chât querelle , quoiqu'il n'eût jamais purgé
son décret : mais comme ou avait de reslimo
pour son courage et du respect pour sa pro-
bité, on teignait d'avoir oublié son alîaire;
et les magistrats occupés du grand projet qui
éclata peu après , ne voulaient pas effaroucher
avant le temps la bour'.eoisie , en lui rap-
pelant mal-à- propos leur ancienne parti j-
litc.
je craignais qu'on ne me fît des didîcultés
sur mon changement de rergion; l'on n'eu
Jit aucune. Les lois de Crenèvc sont àcet égard
moins dures que celles de Berne , oîi qui-
conque change de religion perd non-seule-
ment son état mais son bien. Le mien ne mo
fut donc pas disputé, mais se trouva, Je no
sais couiment , réduit à fort peu de chose.
Quoiqu'on fût à-pcu-près sûr que mon frère
était mort, on n'en avait point de preuve
juridique. Je manquais de titres suffisans
pour réclamer .'^a part , et je la laissai sans
regret pour aider à vivre à mou père , qui en
L 1 V R E V I. 145
a joui tant qu'il a vc'cti. Si-tôt que les forma-
lités (le justice furent faites, et que )'eus
reçu mon argent, j'en mis quelque partie ea
livres , et je yolai porter le reste aux pieds de
luaman. Le cœur me battait de joie durant
la route , et le moment cii je déposai cet
argent dans ses mains, me fut mille fois plus
doux que ctlui où il entra dans les miennes.
Elle le reçut avec cette simplicité' des belles
âmes, qui, fesant ces clioses là sans effort,
les voient sans admiration. Cet argent fut
employé presque tout entier à mon usage,
et cela avec une égale simplicité. L'emploi en
eût exactement été le méuie, s'il lui fut venu
d'autre part.
Cependant ma santé ne se rétablissait point.
Jedépérissais au contraire à vue d'œil. .Tétais
pâle comme un mort, et maigre comme ua
squelette. Mes battemens d'artères étaient
terribles, mes palpitations plus fréquentes ;
l'étais continuellement oppressé, et ma fai-
blesse enfin devint telle que j'avais peine à me
mouvoir ; je ne jiouvais presser le pas sans
étouUer, ;c ne pouvais me baisser sans avoir
des vertiges, je ne pouvais soulever le plus
léger fardeau-, j'étais réduit à Tinaction la
plus tonrjiicutaute pour uu homme aussi rc-
I 3
146 LES CONFESSIONS. -
uiiiaiit que moi. 11 est certain qu'il se mêlait
à tout cela beaucoup de vapeurs. Les vapeurs
sont les maladies des gens heureux ; c'était
la mienne : les pleurs que je versais souvent
sans raison de pleurer, les frayeurs vives au
bruit d'une feuille ou d'un oiseau , l'ine'galité
d'humeur dans le calme de la plus douce
vie, tout cela marquait cet ennui du bien-être,
qui fait pour ainsi direextravaguer la sensi-
bililé. Nous sommes si peu faits pour être
heureux ici-bas , qu'il faut nécessairement
que l'ame ou le corps souffre quand ils ne
souffrent pas tous les deux, et que le boa
état de l'un fait presque toujours tort à l'au-
tre. Quand j'aurais pu jouir délicieusement
delà vie, ma machine en décadence m'en
empêchait, sans qu'on put dire où la cause
du mal avait son vrai siège. Dans la suite
malgré le déclin des ans et des maux, trî-s-
rcels et très-graves , mon corps semble avoir
repris des forces pour mieux sentir ines nml-
heurs ; et uiaintciiant que j'écris ceci, infimie
cl presque sexagénaire , accal)lé de donlmrs
de tonte espèce, je me sens pour souffrir plus
de vigueur et de vie que je n'en eus pour
jouir à la fleur de mou àgc cl dans le /sciu
du plus vrai bonheur.
L I V R E V I. 147
Pour in'achevcr, ayant l'ait entrer un peu
de pb^'^siologie dans mes lectures, )e m'ctafi
misa étudier raaatomie; etpassantcn rcvuela
multitude et le jeu des pièces qui composaient
lua machine, je m'attendais à sentir drtra-
qucr tout cela vingt fois le jour : loin d'être
étonné de me trouver mourant , je l'étais
que je pusse encore vivre, et je ne lisais pas
la description d'une maladie que je ne crusse
être la mienne. Je suis sur que si je n'avais
pas été malade je le serais devenu par cette
fatale étude. Trouvant daus chaque maladie
des symptômes de la mienne, je croyais les
avoir toutes, et j'en gagnai par-dessus une
plus cruelle encore dont je m'étais cru déli-
vré : la fantaisie de guérir ; c'en est une
difficile a éviter quand on se met à lire des
livres de médecine. A force de chercher, de
réfléchir, de comparer, j'allai m'imaginer
que la base démon mal était un polype au
cœur, et Salomon lui-même parut frappé
de cette idée. Raisonnablement je devais par-
tir de cette opinion pour me confirmer dans
ma résolution précédente. Je ne fis poiut
ainsi. Je tendis tous les ressorts de mon
esprit pour chercher conmient on pouvait
guérir d'un polvpe au cœur, résolu d'en-
14
T4B LES CONFESSIONS.
licpicndre cette merveilleuse cure. Dans un
voyage qu^net avait fait à iMoutpelIier
pour aller voir le jardin des plantes, et le
de'uionstrateur M. Sniir^^es , on lui avait
dit que M. Fizfs avait guéri un pareil polype.
Maman s'en souvint et m'en paria. 11 n'eu
fallut pas davautaj^e pour m'inspirer le désir
d'aller consulter M. l''izes. L'espoir de gue'rir
me fait retrouver du courage et dos forces
pour entreprendre ce voyai],e. L'argent venu
de Genève en fournit les moyens. Mamanloin
de m'en détourner m'y exhorte; et me voila
parti pour Montpellier.
Je n'eus pas besoin d'aller si loin pour
trouverle médecin qu'il me fallair. Le cheval
me fatigant trop, j'avais pris une chaise à
Grenoble. A Moiranscinqou six antres chaises
arrivèrent à la lile après la mienne, l'our Je
coup c'était vraiment l'aventure des brancards.
La plupait de ces chaises étaient Je cortège
d'une nouvelle mariée appelée Mme. de***.
Avecelle était une autre femme appelée Mme.
iV^ ***, moin.-i jeune et moins belle que Mme.
de***, mais non moins «iaïahle , et qui de
Romans, où s'arrêtât celle-ci , devait pour-
suivre sa route jusqu'au *** , près le pont
baint -Esprit. Avec la timidité qu'on UXQ
L I V R E V I. 149
ronnaît, ou s'altcnd que la connaissance ne
lut pas si-tôt faite avec des femmes brillantes
et la suite qui lc5 entourait : mais eiifîu
suivant la mcuic route , logeant dans les
mêmes auberges, et sous peine de passer pour
un loup garou , forcé de me présenter à la
même table , il fallait bien que cette connais-
sance se fît ; elle se fit donc, et même plutôt
que je n'aurais voulu; car tout ce fracas ne
convenait guère u un malade, et sur-tout à
un malade de mon humeur. Mais la curiosité
rend ces coquines de femmes si insinuantes ,
que pour parvenir à connaître un homme ,
«lies commencent par lui faire tourner la tête.
Ainsi arriva de moi. INTme. de***, trop en-
tourée de ses jeunes roquets , n'avait guère
le temps de m'agacer ; et d'ailleurs ce n'eu
était pas la peine, puisque nous allions nous
quitter; mais Mme. A' *** , moins obsédée»
avait des provisions à faire pour sa route :
voilà ]\rme. 7\'*** qui m'entreprend, et adieu
le pauvre Jea7i-Jact/7/es , ou plutôt adieu la
fièvre, les vapeurs, le polype, tout part
auprès d'elle , hors certaines palpitations
qui me restèrent et dont elle ne voulait pas
me guérir. Le mauvais état de ma sauté fut
le premier texte de notre connaissauce. Ou
l 5
3 5o LES C O N F E S S I O I\' S,
voyait que j'étais malade, ou savait qnç
j'allais à Montpellier, et il faut que mon air
et mes maulères iraniioncasscut pas un dé-
baucbé ; car il fut clair dans la suite qu'on,
ne m'avait pas soupçonne' d'aller y faire un
tour de casseroUc. (Quoique l'état de maladie
ne soit pas pour un homiuc une grande re-
commandation près des dames, il me rendit
toutefois iatéressaut pour celles-ci. Le matin
elles envoyaient savoir de mes nouvelles , et
m'inviter à prendre le chocolat avtc elles ;
elles s'informaient comment j'avais passé la
nuit. Une fois, selon ma louable coutume
de parler sans penser, je repondis que je ne
savais pas. Cette réponse leur fit croire que
j'étais fou; elles m'examinèrent davantarjc,
et cet examen ne me nuisit pas. J'entendis
une fois Mme. de *** dire à son amie : il
manque de monde, mais il est aimable. Ce
mot me rassura beaucoup , et lit que je le
devins en effet.
Eu se familiarisant il fallait parler de soi,
dire d'où l'on venait, qui l'on était. Cela
m'embarrassait; car je sentais très-bien que
parmi la bonne compagnie , et avec des
fenuncs galantes , ce mot de nouveau con-
verti m'allait tuer. Je uc sais par quelle
LIVRE VI. i6r
bizarrerie je m'avisai de passer pour Anglais.
Je nie donnai pour jacobite , ou me prit pour
tel ; je m'appelai Duddiiig, et l'on m'appela
3M. Duddiiig. Uu maudit marquis de ***,
qui était là , malade ainsi que moi, vieux au
par-dessus, et d'assez mauvaise humeur , s'a-
visa de lier conversation avec M. Duddiug.
Il aie parla du roi J'^r^z/f^^ du prétendant ,
de l'ancienne cour de Saint-Germain. J'étais
sur les épines. Je ne savais de tout cela que le
peu que J'en avais lu dans le comte HamiJion
et dans les gazettes ; cependant je fis de ce
peu si bon usage que je me tirai d'afiaire :
heureux qu'on ne se fût pas avisé de me ques-
tionner sur la langue anglaise dont ;e ne
savais pas un seul mot.
Toute la compagnie se convcnait,et vojait
à regret le moment de se quitter. Nousfcsions
dos journées de limaçon. Nous nous trou-
vâmes un dimanche à St. Marcellin ; Maie.
iV*** voulut aller à la messe, j'y fus avec elle,
celafaiUitàgâtermesafTaires. Jeme couipoi lai
comme j'ai toujours fait. Sur ma contenance
modeste et recueillie, elle me crut dévot,
et prit de moi la plus mauvaise opinion du
monde, coaane elle me l'avoua deux jour»
apics. Il uic fallut ensuite beaucoup de galau-
1 6
1 52 LES CONFESSION S.
teiie pour effacer cette mauvaise impression '
ou plutôt Mme. A'***, eu femme d'expe'ricuce
et qui De se rebutait pas aise'ment, voulut
tien courir les risques de ses avances pour
•voir comment je ui'tu t'rcrais. Elle m'en fit
beaucoup, et ûc te'!cs que, bien cloigne' de
prc'sumcr de ma fi-urc, )? crus qu'elle se
luoquaitdc moi. Sur cette iolieil n'y eut sorte
de bètiscs que je ne iissc; c'était pis que le
marquis (\\x Legs. Mme. iV*** tint bon, me
fit tant d'agaceries , et me dit des cboscs si
tendres, qu'un bomine beaucoup moins sot
eût eu bien de la peine à prendre tout cela
se'rieusement. Plus elle en fesait, plus elle me
conDrmait dans mon idée ; et ce qui me
tourmentaitdavantage,e'laitqu'à bon compte
je me prenais d'auiour tout de bon. Je me
disais , et je lui disais en soupirant : ah ! que
tout cela n'est-il vrai ! je serais le plus heureux
des hommes. Je crois que ma simplicité de
novice ne fit qu'irriter sa fantaisie ; clic n'en
voulut pas avoir le démenti.
Nous avions laissé à Romans Mme. de***
et sa suite. Nous continuions notre route le
plus lentement et le j)his agréablement du
monde , Mme. iV***, le marquis de*** et moi.
Le marquis, quoique malade et grondeur.
L I Y R E T I. i53
était un as.soz hon-hominc , mais qui n'aimait
pas trop à manger son pain à la fumée du
rôti . Mme. A'*** cachait si peu le goût qu'elle
avait pour moi, qu'il s'en aperçut plutôt
que moi-mcuic ; et ses sarcasmes uiali us au-
raient dû me donner au moins la confiance
que je n'osais prendre anx bontés de la dame,
si par un travers d'esprit dont moi seul étais
capable, je ne m'étais imaginé qn'ilss'enten-
daient pour mi- pcrsiftler. Cette sotte idée
acheva de me renverser la tête , et me fit faire
le plus plat personnage dans une situation
où mon cœur étant réellement pris m'en
pouvait dicter un assez brillant. Je ne cou-
cois pas comment Mme. iV *** ne se rebuta
pai de ma maussaderie, et ne me congédia
pas avec le dernier mépris : mais c'était une
fcmmed'cspritqui .savaitdiscernerson monde,
et qui voyait bien qu'il y avait j)lus de bêtise
que de tiédeur dans mes procédés.
Elle parvint enfin a se faire entendre, et
ce ne fut pas sans peine. A Valence nous
étions arrivés pour dîner , et selon notre
louable coutume nous v passâmes le reste
du jour. Nous étions logés hors de la ville à
St.-.Tacqucs ; je me souviendrai toujours de
celte auberge aiusi que de la chambre que
î54 LES CONFESSIONS.
jVIine. jV*** y occupait, j^pvès le dinc elle
voulut se promener ; elle savait que le mar-
quis n'était pas allant : c'était le moyeu de se
iiiéuager un téte-à-tétc dont elle avait bieu
résolu de tirer parti ; car il n'y avait plus
de temps à perdre pour en avoir à mettre
à prolit. Nous nous promenions autour de
la ville, le long des fossés. Là je repris la
longue histoire de mes complaintes auxquelles
elle repondait d'un ton si tendre, me pres-
sant quelquefois contre son cœur le bras
qu'elle tenait , qu'il fallait une stupidité
pareille à la mienne pour m'empécher de
vérifier si elle parlait sérieusement. Ce qu'il
y avait d'impayable était que j'étais moi-
même excessivement ciwu. J'ai dit qu'elle
était aimable : l'amour la rendait cliarmantc :
il lui rendait tout l'éclat de la première jeu-
nesse ; et elle ménageait ses agacerie* avec
tant d'art, qu'elle aurait séduit un bomuie
à l'épreuve. J'étais donc fort mal à mon aise
et toujours sur le point de m'émanciper. Mais
la crainte d'on'enscr on de déplaire, la frayeur
plus grande encore d'»'lrebué, siiïlé, berné,
de fournir une histoire à table , et d'être
complimenté sur mes entreprises par l'impi-
toyable marquis , me ictmreut au poiul d'èlre
L I V R E V I. 1^5
indignr' raoi-inéme de ma sotte honte , et de
ne la pouvoir vaiucre en me la reprochant.
J'étais au supplice ; j'avais déjà quitté mes
propos de Céladon dont je sentais tout le
ridicule en si beau chemin : ne sachant plus
quelle contenance tenir ni que dire , je me
taisais ; j'avais l'air boudeur; enfin je fesais
tout ce qu'il fallait pour m'attirer le traite-
ment que j'avais redouté. Heureusement
Mme. iV*** prit un parti plus humain. Elle
iutcrrompit brusquement ce silence en pas-
sant un bras autour de mon cou , et dans
l'instant sa bouche parla trop clairement
sur la mienne pour me laisser mon erreur.
La crise ue pouvait se faire plus à propos.
Je devins aimable. Il en était temps. Elle
m'avait donné cette confiance dont le défaut
m'a presque toujours empêché d'rtre moi.
Je le fus alors. Jamais mes yeux, mes sens ,
xuon cœur et ma bouche n'ont si bien
parlé ; jamais je u'ai si pleinement réparé
mes torts : et si cette petite conquête avait
coûté des soins à Mme. iV***, j'eus lieu do
croire qu'elle n'y avait pas regret.
Quand je vivrais cent ans , je ne me rappel-
lerais jamais sans plaisir le souvenir de cette
charicautc femme. Je dis chaimautc ,quoi-
1 56 LES CONFESSIONS.
qu'elle ne fi'it ni belle ni jeune ; mais n'e'tant
noa plus ni laide ni vieille, elle n'avait lieu
daus sa figure qui empêchât son esprit et
ses grâces de l'aire tout leur elt'ct. Tout au
contraire des autres feiuuies, ce qu'elle avait
de uioins irais était le visage , et je crois que
le rouge le lui avait gâté. Elle avait ses raisons
pour être facile : c'était le moyen de valoir
tout sou prix. On pouvait la voir sans l'aiuier ,
mais i.on pas la posséder sans l'adorer ; et
cela prouve , ce me semble , qu'elle n'était
pas toujours aussi prodigue de ses bonlc's
qu'elle le fut avec mo'. Elle s'était prise d'iui
goiit trop prompt et trop vif pour être excu-
sable , mais où le cœur entrait du moins au-
tant que les sens ; et duiant le temps court
et dclicicuv que je passai auprès d'elle, j'eus
lieu de croire ,aux ménagemens forcés qu'elle
m'imposait , que , quoique sensuelle et vo-
luptueuse , elle aimait encore mieux ma santé
que ses plaisirs.
Notre intelligence n'échappa pas au mar-
quis. Il n'en tirait pas moins sur moi : au
contraire , il me traitait plus que jamais en
pauvre amoureux transi , martyr des rigueurs
de sa dame. Jl ne lui échappa jamais un
mot , un sourire , uu regard qui put ui«
L I V R E V I. i57
faire soupçonner qu'il nons ei'it devinés ;
et je l'aurais cru noire dupe, si ^Ime. iV*** ,
qui voyait mieux que moi , ne m'eut dit
qu'il ne l'était pas , mais qu'il était galant
homme : et eu effet on ne saurait avoir des
attentions plus honnêtes , ni se comporter
pins poliment qu'il tit toujours , même en-
vers moi , saut ses plaisanteries , sur-tout
depuis mon succès ; il m'en attribuait l'iion-
Meur peut-être et me supposait moins sot
que je ne l'avais paru: il se trompait , comme
on a vu , mais n'importe ; je profitais de
son erreur , et il est vrai qu'alors les rieurs
étant pour moi , je prêtais le ilanc de bon
cœurct d'assez bonne grâce à ses cpigranimcs ,
et j'y ripostais quelquefois même assez heu-
reusement , tout fier de me faire honneur
auprès de Aime. JV*** de l'esprit qu'elle
m'avait don né. Je n'étais plus le même homme.
Nous étions dans un pays et dans une
saison de bonne chère. Nous la fesions par-
tout excellente grâce aux bons soins du mar-
quis. Je me serais pourtant passé qu'il les
étendît jusqu'à nos chambres ; mais il en-
voyait devant son laquais pour les retenir;
et le coquin , soit do sou chef , .-^oit par
l'ordre de sou maître , le logeait toujours
i58 LES CONFESSIONS.
à côté de Mme. ^V**" , et me fourrait à
l'autre bout de la maison ; mais cela ne m'em-
barrassait guère , et nos rendez-vous n'en
étaient que plus piquaus. Cette vie délicieuse
dura quatre ou cinq jours pendant lesquels
je m'enivrai des plus douces voluptés. Je les
goûtai pures , vives , sans aucun mélange
de peines ; ce sont les premières et les seules
que j'aie ainsi goûtées : et je puis dire que
je dois à Mme. JV*** de ne pas mourir sans
avoir connu le plaisir.
Si ce que je sentais pour elle n'était pas
précisément de l'amour, c'était du moius
un retour si tendre pour celui qu'elle me
témoignait ; c'était une sensualité si brillante
dans le plaisir et une intimité si douce dans
les entretiens, qu'elle avait tout le charme
de la passion sans en avoir le délire qui
tourne la tète et fait qu'on ne sait pas jouir.
Je n'ai senti l'amour vrai qu'une seule fois
en ma vie, et ce ne fut pas auprès d'elle.
Je ne l'aimais pas non plus comme j'avais
aimé et comme j'aimais Mme. de Tfarens ;
mais c'était pour cela même que je la pos-
sédais cent fois mieux. Près de maman i^on
plaisir était toujours trouble par un senti-
ment de tristesse, par un secret serrement
L ï V R E Y r. 159
de cœur que je ne surmontais pas sans peine ;
aii-licu de rue féliciter de la posse'der, je me
reprochais de l'avilir. Près de Mme. iV"***
au contraire, fier d'être homme et d'être
heureux, je me livrais à mes sens avec joie,
avec confiance ; je partageais l'impressioa
que je fcsais sur les siens ; j'étais assez à
moi pour contempler avec autant de vanité
que de volupté mon triomphe, et pour tirer
de-là de quoi le redoubler.
Je ne me souviens pas de l'endroit où
nous quitta le marquis qui était du pays 5
mais nous nous trouvâmes seuls avant d'ar-
river à ^^ontelimart , et dès-lors Mme. A***
c'tablit sa fcmme-de-chamhre dans ma chaise,
et je passai dans la sienne avec elle. Je puis
assurer que la route ne nous ennuyait pas
de cette manière, et j'aurais eu bien de la
peine à dire comment le pays que noiw
parcourions était fait. A Montelimait elle
eut des affaires qui l'y retinrent trois jours,
durant lesquels elle ne me quitta pourtant
qu'un quart-d'heure pour une visite qui lui
attira des importimités désolantes et des
invitations qu'elle n'eut garde d'accepter.
Elle prétexta des incommodités , qui ne nous
empêchèrent pourtant pas d'aller nous pro-
i6o LES CONFESSIONS.
mener tous les jours tête-à-tête dans le plus
beau pays et sous le plus beau ciel du moudc.
Oh, ces trois jours ! j'ai dii les regretter
quelquefois ; il u'cu est plus reyeuu de
semblables.
Des amours de voyage ne sont pas faits
pour durer. 11 fallut nous se'parer , et j'avoue
qu'il eu était temps , non que je fusse rassasié
ni prêt à l'être, je m'attachais chaque jour
davantage; mais malgré toute la discréliou
ds la dame , il ne me restait guère que la
bonne Yoloiitc. Nous donnâmes le change
à nos regrets par des projets pour notre
réunion. Il fut décidé que, puisque ce ré-
gime me fcsait du bien, j'en userais, et que
j'irais passer l'hiver au *** sous la direction
de Mme. iV ***. Je devais seulcmcut rester à
Montpellier cinq ou six semaines pour lui
laisser le temps de préparer les choses de
manière à prévenir les caquets. Elle me donna
d'amples instructions sur ce que je devais
savoir , sur ce que je devais dire , sur la
manière dont je devais me comporter. Ku
attendant, nous devions nous écrire. Elie
lue parla beaucoup et sérieusement du soin
de ma santé , m'exhorta de consulter d'habih-s
gens, détrc ircs-alteiitif à tout ce qu'il» me
L I V R E V I. jCi
prescriraient, et se chargea, quelque se'vère
que pût être leur ordonuauce , de me la
faire exécuter tandis que je serais auprès
d'elle. Je crois qu'elle parlait sincèrement
car elle m'aimait : elle m'en donna mille
preuves plus sures que des faveur.'-. Elle ju'^ca
par mon équipage , que je ne nageais pas
dans l'opulence ; quoiqu'elle ne fut pas riche
ellc-uiéme, elle voulut à notre séparation
me forcer de partager sa bourse qu'elle
apportait de Grenoble assez bien garnie et
j'eus beaucoup de peine à m'en défendre.
Enfin je la quittai le cœur tout plein d'elle,
et lui laissant, ce me semble, un véritable
attachement pour moi.
J'achevais ma route en la rcconimenrant
dans mes souvenirs, et pour le coup très-
content d'être dans une bonne chaise pour
y rêver plus à mon aise aux plaisirs que
j'avais goûtés , et à ceux qui m'étaient promis.
Je ne pensais qu'au*** et à la charmante vie
qui m'y attendait. Je ne voyais que Mme.
JV*** et ses cutours. Tout le reste de l'univeis
«'était rien pour moi , maman même était
oubliée. Je m'occupais à combiner dans ma
tête tous les détails dans lesquels ^Mme. A '**
était entrée pour aie faire d'avance une idée
i62 LES CONFESSIONS.
de sa demeure , de son voisinage , de ses
sociétés, de toute sa manière de vivre. Elle
avait une fille dout elle m'avait pîTrlé très-
souvent eu mère idolâtre. Cette fille avait
quinze ans passes ; elle était vive, charmante,
et d'uu caractère aimable On m'avait promis
que j'eu serais caressé , je n'avais pas oublié
cette promesse; et j'étais fort curieux d'ima-
giner comment Mlle. i\"*** traiterait le boa
ami de sa maman. Tels furent les su)cts de
mes rêveries depuis le pout Saint-Esprit
jusqu'à Remoulin. On m'avait dit d'aller
voir le pont du Gard ; je n'y manquai pas.
Après un déjeûné d'excellentes figues , je
pris un guide et j'allai voir le pont du Gard.
C'était le premier ouvrage des Romains que
j'eusse vu. Je m'attendais ti voir un monu-
ment cligne des maius qui l'avaient construit.
Pour le coup l'objet passa mon attente, et
ce fut la seule fois en ma vie. Il n'appar-
tenait qu'aux Romains de produire cet effet.
L'aspect de ce siu:ple et noble ouvrage me
frappa d'autant plus qu'il est au milieu d'un
désert, où le silence et la solitude rendent
l'objet plus frappant et l'admiration plus
vive ; car ce prétendu pont n'était qu'un
aqueduc. Ou se dcmaudc quelle force a
L I V R E V I. i63
transporté ces pierres énormes si loin de
toute carrière, et a réuni les bras de tant
de milliers d'hotumes dans un lieu où il n'en
habite aucun ? Je parcourus les trois étages
de ce superbe édifice, que le respect m'em-
pêchait presque d'oser fouler sous mes pieds.
Le retentissement de mes pas sous ces im-
menses voûtes me fesait croire entendre la
forte voix de ceux qui les avaient bâties. Je
me perdais comme un insecte dans cette im-
mensité. Je sentais tout en me fesant petit,
je ne sais quoi qui m'élcvait l'ame, et Je me
disais en soupirant : que ne suis-je né romain !
Je restai là plusieurs heures dans une con-
templation ravissante. Je m'en revins distrait
et rêveur, et cette rêverie ne fut pas favorable
à Mme. iV***. Elle avait bien songé à me
prémunir contre les filles de Montpellier,
mais non pas contre le pont du Gard. Oa
ne s'avise jamais de tout.
A Nîmes j'allai voir les Arènes ; c'est un
ouvrage beaucoup plus magnibqnc que le
pont du Gard, et qui me lit beaucoup moius
d'impression , soit que mon admiration se
fut épuisée sur le premier objet, soit que la
situation de l'autre au milieu d'une ville fut
moins propvc a l'exciter. Ce vaste et superb»
104 LES CONFESSIONS.
cirque est entouré de vilnines petites iiiaI-<
sons, et d'autres maisons plus petites cl plus
vilaines encore en remplissent l'Arène • de
sorte que le tout ne produit qu'un efTct dis-
parate et confus , où le rei^ret et l'indijinatiou
étouffent le plaisir et la surprise. J'ai vu
depuis le cirque de Vérone infiniment plus
petit et moins beau que celui de Nîmes, mais
entretenu et conservé avec toute la décence
et la propreté possibles , et qui par cela uicnie
me fit une imprcs-sion plus forte et plus
aççréable. Les Français n'ont soin de rien et
ne respectent aucun monument. Ils sont tout
feu pour entreprendre, et ne savent rien iinir
ni rien entretenir.
J'étais changé à tel point, et ma sensua-
lité mise en exercice s'était si bien éveillée,
que je m'arrêtai un jour au pont de Lnuel
pour y faire bonne clière , avec tle la com-
pagnie qui s'y trouva. Ce cabaret , le plus
estimé de l'Europe, méritait alors de l'être.
Ceux qui le tenaient avaient su tirer parti
de son heureuse situation pour le tenir abon-
damment approvisionné et avec choix, (tétait
léellement une chose curieuse de trouver dans
une maison seule et isolée au nulieu de la
«ampague, une table fourme eu poiison de
uicr
L I V R E V I. i65
mer et d'eau douce, en gibier excelleiit, eu
viiis Dus, servie avec ces attciilious et ces
soins qu'on ne trouve que chez les grands
et les riches, et tout cela pour vos trente-
cinq sous. AJais le pont de Liniel ne resta
pas long-temj)s sur ce pied , et à force
d'user sa rcpulaLio'i , il la perdit ciiiin tout-
à-I'ait.
J'avais onblie' dnrart ma route que j'ctais
malade;)? ui'eu souvins en arrivant à Alont-
pellicr. Mes vaj)eurs étaient bien f^uc'ries ,
inais tons mes autres uiaux me restaient; et
quoique l'habitude m'y rendît moins sensible,
c'en était assez ponr se croire moi ta qui s'ea
trouverait attaqué toiU d'un eou|). Eu efi'et
ils étaient moins douloureux qu'iflVayans ,
et Cesaicnt plu:; souflVir l'esprit que le corrs
dont ils semblaient annoncer la destruction.
Cela fcsait que , distrait par des passions
vives , Je ne songeais phis à mon état ; mais
couimc il n'était pas iuiai^inaire , je le sentais
si-tôt que j'étais de saiif^-froid. Je songeai
donc .érieusement aux conseils de madame
JV*** et au but de mon voyage. J'allai cou-
eulter ks praticiens les plus illustres , sur-
tout M. J'/zf-^ , et pour surabondance de
précaution je me mis en pcusion chea uu
mémoires, Tuiue II. K
i66 LES CONFESSIONS.
Xnédecin. C'était un. Irlandais appelé FitZ"
Moris , qui tenait une table assez nombreuse
d'ctudians en uiédccinc; et il y avait cela de
commode pour lui malade à s'y mettre, que
]\i. Fiti-Moï-is se contentait d'une pensioa
honnête pour la nourriture , et ne prenait
rien de ses pensionnaires pour ses soins ,
comme niexlccin. Il se chargea de rexécutioii
des ordonnances de M. Fizes , et de veiller
sur ma santé. Il s'acquitta fort bien de cet
emploi quant au régime; on ne gagnait pas
d'indigestions à cette pension-là : et quoique
je ne sois pas fort sensible aux privations
de cette espèce , les objets de comparaison
étalent si proches, que je ne pouvais ni'em-
pcchër de trouver quelquefois en moi-même
que M*** était un meilleur pourvoyeur que
M. Fitz-Moris. Cependant comme on ne
mourait pas de faijn non plus, et que toute
cette jeunesse était fort gaie, cette manière
de vivre me lit du bien réellement, et m'ein-
~ pccha de retomber dans mes langueurs. Je
passais la matinée à prendre des drogues,
sur-tout je ne sais quelles eaux, je crois les
eaux de Vais, et à écrire à madame J\'*** ;
car la correspondance allait son train , et
Mousseau se chariTcait de retirer les lettres
L I V R E V I. 167
de son ami Dudding. A midi j'allais faire
un tour à la Canourgue avec quelqu'un de
nos )eunes commensaux, qui tous étaient de
très-bons enfans: ou se rassemblait, on allait
dîner. J^près dîné , nne importante aliaire
occupait la plupart d'entre nous jusqu'au
soir: c'e'tait d'aller hors de la ville jouer le
goûté en deux ou trois parties de mail. Je
ne jouais pas , je n'en avais ni la force ni
l'adresse, mais je pariais: et suivant avec
l'intérct du pari nos joueurs et leurs boules
à travers des chemins raboteux et pleins de
pierres , je fesais un exercice agréable et salu-
taire qui me convenait tout-à-fait. On goûtait
dans un cabaret hors la ville. Je n'ai pas
besoin de dire que ces goûtés étaient gais,
mais j'ajouterai qu'ils étaient assez décens,
quoique les filles du cabaret fussent jolies.
M. Fit~-Morls , grand joueur de mail , était
notre président; et je puis dire , malgré la
mauvaise réputation des étudians, que je
trouvai plus de mœurs et d'honnêteté parmi
toute cette jeunesse, qu'il ne sérail aisé d'en
trouver dans le mcmenombred'honuiies faits.
Ils étaient plus bruyans que crapuleux , plus
gais que libertins; et je me n»onte si aisé-
ment à uu train de vie quand il est voloii-
K 2
i68 LES CONFESSIONS.
taire, que Je n'aurais pas mieux demande
que de voir durer celui-là toujours. 11 y
avait paruii ces c'tudinns plusieurs Irlandais
avec lesquels je tâchais d'appreudre quelques
mots d'anglais par précaution pour le *** ,
car le temps approchait de m'y rendre. Mme.
iV*** m'en pressait chaque ordinaire, et je
me préparais à lui obéir. Il était clnir que
jues médecins, qui n'avaient rien comjjris à
mon mal, me regardaient comme un malade
imaginaire, et me traitaient sur ce pied,
avec leur squiue , leurs eaux et leur petit-
lait. Tout an contraire des théologiens, les
médecins , et les philosophes n'admettent
pour vrai que ce qu'ils peuvent exj)liqiier ,
et font de leur inlellige;ice la mc.-îuro des
possibles. Ces mes.sieurs ne connaissaient rien
à mon mal; donc je n'étais pas malade: car
conunentsupposer que desdoetcurs ne sussent
pas tout? Je \ is qu'ils ne chcMcliaient qu'à
m'amuser et m;- faire manger mon argent;
et jugeant que leur substitut du * * * ferait
cela tout au si bien qu'eux, mais plus agréa-
blement, je résolus de lui donner la préfé-
rence , et )e quittai iMontpellier dans cette sage
iiilenlion.
Je partis vers la liu de novembre après six
L I V R E V r. 169
semaines ou deux aïois de séjour dans cette
ville, où je laissai une douzaine de louis
sans aucun profit pour ma santé ui pour
mou instruction si ce n'est un cours d'ana-
tomie , commencé sous M. Fitz-Moris ^ et
que je fus obligé d'abandonner par l'horrible
puanteur des cadavres qu'où disséquait, et
qu'il nie fut impossible de supporter.
Mal à luou aise au-dedans de moi sur la
résolution que j'avais prise , j'y léliéclussais
eu m'avançaut toujours vers le pont Saint»
Esprit qui était également la route du***
et de Cliaiabéri. Les souvenirs de maman et
ses lettres , quoique moins fréquentes que
celles de Mme. ^V***, réveillaient dans mou
coeur des remords que J'avais étouftes durant
ma première route. Ils devinrent si vifs au
retour , que balançant Vautour du plaisir ^
ils uic mirent en état d'écouter la raisou seule.
D'abord dans le rôle d'aveuturi r que j'allais-
recommencer je pouvais être moins heureux
que la première fois ; il ne fallait dans tout
le*** qu'une seule personne qui eut été eu
Angleteire, qui connut les Anglais, ou qui
sût leur langue , |)our me démasquer. La
famille de Mme. A"** pouvait se prendra
de mauvaise humeur contre uioi, et me trai-
K 3
I70 LES CONFESSIONS.
ter peu honnêtement. Sa fille y à laquelle
malgré moi je pensais plus qu'il n'eut fallu,
ïu'inquiétait encore. Je tremblais d'en devenir
amoureux , et cette peur fesait déjà la moitié
de l'ouvrage. Allais-jc donc, pour prix des
bonte's de la mère, chercher à corrompre sa
fille , à lier le plus détestable commerce , à
mettre la disscution , le déshonneur , le scan-
dale , et l'eufer dans sa maison ? Cette idée
xne fit horreur, je pris bien la ferme résolu-
tion de me combattre et de me vaincre , si
ce mallieurcux penchant venait à se déclarer.
. Mais pourquoi m'exposera ce combat? Quel
misérable état de vivre avec la mère dont je
serais rassasié, et de brûler pour la fille
sans oser lui montrer mon cœur ? (^)u€lle
récessité d*aller cherclicr cet état , et m'e\-
poser aux malheurs , aux allVonts , aux
lemtords » pour des plaisirs dont j'avais
d'avance épuisé le pins grand charme ? car
il est certain que ina fantaisie avait perdu sa
première vivacité. I,e goût du plaisir y était
encore , mais la passion n'y était plus. A cela
se méhTieut des réflexions relatives à ma
ituation , à mes devoirs, à cette maman si
bonne , si généreuse , qui , déjà chargée de
dettes, l'étaitcucore de mes folies dépenses.
L I V R. E V I. 171
qui s'cpuisait pour moi , et que je trompais
si indignement. Ce reproche devint si vif
qu'il l'emporta à la fin. En approchant du
Saint-Esprit, je pris la résolution de brûler
l'e'tapc du *** , et de passer tout droit. Je
l'exécutai courageusement , avec quelques
soupirs, je l'avoue; mais aussi avec cette
satisfaction intérieure que je goûtais pour
la première fois de ma vie de lue dire: je
mérite ma propre estime; je sais préférer
mon devoir à mon plaisir. Voilà la première
obligation véritable que j'aie ù l'étude. C'était
elle qui m'avait appris à réfléchir, à com-
parer. Après les principes si purs que j'avais
adoptés il y avait peu de temps ; après les
règles de sagesse et de vertu que je m'étais
faites et que je m'étais senti si fier de suivre:
la honte d'être si peu conséquent à moi-
même , de démentir si-tôt et si haut mes
propres maximes, l'emporta sur la volupté;
l'orgueil eut peut-être autant de part à
ma résolution que la vertu ; mais si cet
orgueil n'est pas la vertu même , il a des
effets si semblables qu'il est pardonnable de
s'y tromper.
Ij'uu des avantages des bonnes actions est
d'cleyer l'ame et de I9 disposer à eu faire do
Ï72 LES CONFESSIONS.
meilleures : car telle est la faiblesse humaine ,"
qu'on doit mettre au nombre des bonnes ac-
tions , rabstinence du mal qu'on est tenté de
commettre. Si-tôt que )'cus pris ma résolution
je devins un autre bonune , ou plutôt je rede-
vins celui que j étais auparavant , et que ce
moment d'ivnsse avait fuit disparaître. Plein
de bons scntimens et de bonnes resolutions,
}e continuai uia route dans la bonne intention
d'expier ma faute ; ne pensant qu'à régler
désormais ma conduite surks lois de la vertu ,
à me consacrer sans réserve au service de la
meilleure des mères , à lui vouer autant de
fidélité que j'avais d'attachement pour elle ,
et à n'écouter plus d'autre amour que celui
de mes devoirs. Hclas ! la sincérité de mon
retour au bien semblait luc promettre une
autre destinée ; mais la mienne était écrite et
dé;à commencée ; et quand mon cœur , plein
d'amour pour les choses bonnes et honnêtes,
ne voyait plus qu'innocence et bonliem- dans
la vie , je touchais au moment funeste qui
devait traîner à sa suite la longue chaîne de
mes malheurs.
L'empressement d'arriver me fit faire plus
de diligence que )e n'avais coujpté. Je lui avais
aimoucé de Valence le jour ci l'heure de uioa
L I V R E V I. 175
arrivée. Ayant S-^S"^ ^^"^ demi iouriie'e sur
luoii calcul , je restai autant dt,- temjjs à C!ia-
parillaii , alii d'arriver juste au luouient que
j'avais uiarqué. Je voulais goûter dans tout
sou charme le plaisir de la voir. J'aimais mieux
le dillcrcr un peu pour y joindre celui d'être
attendu. Cette précaution m'avait toujours
réussi. J'avais vu toujours jnarqucr mon arri-
vée par une esjjèce de petite fête : je u'ea
atteiiJais pas inoins cette fois ; etcesempres-
semcns , qui m'étaieut si sensibles , valaient
bien la peine d'être ménagés.
J'arrivai d'jnce\actcmentà l'iieure T>^ fnnt
loin ie regardais si je ne la verrais point sur le
chemin; le cœur me baltait de plus eu plus
à mesure (jue j'approchais. J'arrive essoufiflé ,
car l'avais quitte ma voiture en ville ; jo ne
Tois personne dans la cour, sur la porle , à la
fenêtre ; je commence à lue troubler , je
redoute quelque accident. J'entre ; tout est
tranquille ; des ouvriers goûtaient dans la
cuisine ; du reste aucun apprêt. La servante
parut surprise de me voir ; elle ignorait que
je dusse arriver. Je monte, je la vois enfin,
cette chère maman , si tendron>''tit , si vite-
incnt,si purement aimée; j'accours, je m'e-
laiicc à ses pieds. Ah ! te voilà petit , mi dit-
174 LES C O ]\' F E S S I O N S.
elle en m'euibrassan t : as-tu fait boti voyage?
commcut te purtes-tn ? Cet accueil ui'mterdit
un peu. Je lui demandai si elle n'avait pas
lecu ma lettre ? Elle me dit qu'oui. J'aurais
cru que non , lui dis-je ; et réclaircissement
finit là. Un jeune homme était avec elle. Je
le connaissais pour l'avoir vu déjà dans la
maison avant mon départ : mais crtte fois
il } paraissait établi , il l'était. Bref , je trouvai
ma place prise.
Ce jeune homme était du pays de Vaud ,
son phre appelé P"'intzt'n7-ied était concierge,
ou soi-disant capitaine du château dcCliillon.
Le fils de monsieur le capitaine était garçon
perruquier, et courait le monde eu cette qua-
lité quand il vint se présenter à Mme. de.
TP^ai-ens , qui le reçut bien , comme elle fesaiC
tous les passans, et sur-tout ceux de son pays.
C'était un grand fade blondin , assez bien
fait , le visage plat , l'esprit de même, parlant
comme le beau Liandre ; mêlant tous les
tons , tous les goûts de son état avec la longue
histoire de ses bonnes fortunes ; ne nommant
que la moitié des marquises avec lesquelles
il avait couché , et prétendant n'avoir point
coiffé de jolies f mmes , dont il n'eut aussi
coiffé les maris. Yaiu , sot , ignorant , inso-
L I V R E V r. 175
lent ; au demeurant le meilleur fils du monde.
Tclfutle substitut qui me fut donne durant
luoa absence , et l'associé qui me fut offert
après mon retour.
O ! si les âmes de'gagces de leurs terrestres
entraves , voient encore du sein de rëteruello
lumière ce qui se passe chez les mortels , pai--
dounez, ombre chère et respectable , si je ne
fais pas plus de grâce à vos fautes qu'aux
mi'Muies , si je dévoile également les unes et
les autres aux yeux des lecteurs ! Je dois , j©
veux être vrai pour vous comme pour moi-
même ; vous y perdrez toujours beaucoup
moins que moi. Eh ! combien votre aimable et
doux caractère , votre inépuisable bonté de
cœur, votre franchise, et toutes vos excellente»
vertus ne rachètent-elles pas de faiblesses , si
l'on peut appeler ainsi les torts de votre seule
raison? Vous eûtes des erreurs et non pas des
vices ; votre conduite fut répréhensible , mais
votre cœur fut toujours pur.
Le nouveau veau s'était montré zélé , dili-
gent , exact pour toutes ses petites commis-
sions , qui étaient toujours en grand nombre ;
il s'était fait le piqueur de ses ouvriers. Aussi
bruyant que je l'étais peu , il .se fesait voir et
sur-tout entendre à-la-foi,s à la cliarrue , au^
7-6 LES CONFESSIONS.
foins, au bois , à l'écnric, ;i la hassr-cour. Il
n'y avait que le jardin qu'il ii'égiigeait , parce
qnc c'était nn travail trop paisible et qui ne
fesait point de liniit. vSoti |i,rand plaisir était
de charger et cLarrier , de hcier ou fendre du
bois ; on le voyait toujours la hache ou la
pioche à la iiiaiii ; on l'ontcndait courir ,
coigner, crier à pleine léte. Je ne sais de com-
bien d'hommes i! fesait le travail , mais il
fesait toujours le bruit de dix ou douze. Tout
ce tintauiare en imposa à ma pauvre jnaman ;
elle crut ce jeune honnue un trésor pour ses
afi'aires. Voulant se l'attaciier , elle employa
pour cela ions les moyens qu'elle y crut (iro-
pres , et n'ouijlia pas celui sur lequel elle
comptait le plus.
On a dû coutuiître mon cœur, «es scnti-
mcns les plus constans, les plus vrais, ceux
sur-tout qui me ramenaient en ce moment
auprès d'elU-. (^uel prompt et plein boule-
versement dans tout mon cire ! qu'on se
mette à nia place pour en juger. En un mo-
aiicnt je vis évanouir pour jamais tout l'avenir
de félicité que je m'étais peint. Toutes les
douces idées que je caressais si aH'eclueusc-
uient disparurent ; ri moi qui depuis mon
ciii'aucc uc savais voir mou existence qu'avec
la
L I V R E V I. ry;
la sicflne , je me vis seul pour la première
fois. Ce moment fut allVeux : ceux qui le
suivireut furent toujours sombres. J'étais
jeune encore ; mais ce doux seiiti ncnt de
jouissance et d'espc'ranc? , qui vivifie la jeu-
ïicsse, me quitta pour Jamais. Dès-lors l'être
sensible fut mort à demi. Je ne vis plus devant
moi que les tristes restes d'une vie insipide;
et si quelquefois encore une iina^e de bonheur
eillcura mes désirs , ce bonbeur n'était plus
celui qui m'était propre ; je sentais qu'ea
l'obtenant je ne serais pas vraiment lieureux.
J'étais si bcte , et ma confiance était si
pleine, que malgré le ton familier du nou-
veau venu , que je regardais comme un effet
de cette facilité^ d'humeur de maman , qui
ra})procliait tout le monde d'elle, je ne me ,
serais pas avisé d'en soupcouner la véritable '
cause, si elle ne me l'eût dite elle-même ;
mais elle se pressa de me faire cet aveu avec
une franchise capable d'ajouter à ma rage,
si mon ccjeur eût pu se tourner de ce côté-
là ; trouvant quant à elle la chose toute
simple , me reprochant ma négligence dans
la maison , et m'allcguant mes fréquentes
absences , conmie si elle eût été d'un tempé-
rament fort pressé d'eu remplir les vides,
Mciiioires, Tome II L
■ijZ LES CONFESSIONS.
Ali , maman ! lui dis-je le cœur serré de
douleur , qu'osez-vous ra'apprendre ? quel
prix d'un attachement pareil au mien ? Ne
m'avez-vous tant de fois conservé la vie ,
que pour m'ôt«r tout ce qui me la rendait
chère? J'en mourrai , mais vous me regret-
terez. Elle me répondit d'un ton tranquille
à me rendre fou , que j'étais \\\\ enfant ,
qu'on ne mourait point de ces clioscs-là ;
que je ne perdrais rien , que nous n'en serions
pas moins bons anus , pas moins intimes
dans tous îcs sens , que son tendre atlache-
ment pour moi ne pouvait ni diminuer ni
finir qu'avec elle. Elle me lit entendre eu
un mot, que tous mes droits demeuraient
les mêmes , et qu'en les partageant avec im
autre , je n'en étais pas privé pour cela.
Jamais la pureté , la vérité , la force de mes
sentiœcns pou relie; jamais la sincérité, l'hou-
nêteté de vaon aine ne se firent miens sentir
à moi que dans ce moment. Je me précipitai
à ses pieds, j'embrassai ses genoux eu versant
des torreus de larmes. Non , maman , lui
dis-je avec transport , je vous aime trop pour
vous avilir; votre possession m'est trop chère
pour la parla^^er : les. regrets qui l'accompa-
g:;creut quand je l'acquisse sont accrus ayec
LIVRE V I. ï-9
mon amour ; non , je ne la puis conserver
au même prix. Vous aurez toujours mes ado-
rations ; soycz-eii toujours dii^iic : il m'est
plus nécessaire encore de vous honorer que
de vous posséder. C'est à vous , ô maman ,
que je vous cède; c'est à l'union de nos cœurs
que je sacriEe tous mes plaisirs. Puissé-je périr
mille fois , avaut d'eu goûter qui dégradent
ce que j'aime !
Je tins cette résolution avec une constance
di{;ne , j'ose le dire, du sentiment qui me
l'avait fait former. Dès ce moment je ne vis
plus cette maman si chérie que des yeux d'un
véritable lils ; et il est à noter que , bien que
ma résolution n'eut point son approbatiou
secrète , comme je m'en suis trop aperçu ,
elle n'employa jamais pour m'y faire reuon-
cer , ni propos insiuuans , ni caresses , ni
aucune de ces adroites agaceries dont les
femmes savent user sans se commettre , et qui
manquent rarement de leur réussir. Réduit à
ine chercher uu sort indépendant d'elle , et
n'en pouvant même imaj:,iuer , je passai bien-
tôt à l'autre extrémité , et le clicreliai tout eu
elle. Je l'y cherchai si parfaitement, que je
parvins presque h m'oublier moi-même. L'ar-
dent désir de la voir heureuse à quelque
L 2
i8o LES CONFESSIONS.
prix que ce fût, absorbait toutes mes affec-
tions : elle avait beau séparer sou bonheur
du mien , je le voyais mien , en dépit d'elle.
Ainsi coniincnccrent à germer avec mes
malheurs les vertus dont la semence était au
fond de mon amc , que l étude avait cultivées,
et qui n'attendaient pour éclore que le fer-
mint de l'adversité. Le premier fruit de cette
disposition si désintéressée fut d'écarter de
mon cœur tout sentiment de haîne et d'envie
contrecclui qui m'avait supplanté. Je voulus ,
au contraire, et je voulus sincèrement m'at-
tachcr à ce jeune homme, le former , tra-
vailler à sou éducatioi! , lui faire sentir sou
bonheur , l'en rendre digne , s'il était pos-
sible , et faire , en un mot , pour lui tout ce
c^iiy^net avait fait pour moi dans une occa-
sion pareille. Mais la parité manquait entre
les peisonnes. Avec plus de douceur et de
lumières , je n'avais pas le sang-froid et la
fermeté à^ Anet , ni cette force de caractère
qui en imposait , et dont j'aurais eu besoin
pour réussir. Je trouvai encore moins dans
le jeune homme les qualités qu'^/zf/ avait
trouvées en moi ; la docilité , l'attachement,
la rcconnaiysaKCc ; sur-loul le sentiment du
besoin que j'avais de ces soins et l'ardent désir
L I V II E V I. i8i
de les rendre uti'cs. Tout cela manquait ici.
Celui que je voulais former ne -voyait en
moi qu'un pcMant importun , qui n'avait que
du babil. .Au contraire , il s'admirait lui-
même comuie un homme important dans la
maison ; et mesurant les services qu'il y
croyait rendre sur 1<-; bruit qu'il y fcsait , il
regardait ses haches et ses pioches comme
înliniment plus utiles que tous mes bouquins.
A quelque e'gard il n'avait pas tort ; inais il
partait dc-là pour se donner des airs à faire
mourir de rire. Il tranchait avec les paysans
du gentilhomme campagnard , bientôt il eu
fit autant avec moi , et enfin avec maman
elle-même. vSon nom de 7 'intzt^nricd ne lui
paraissant pas assez noble , il le quitta pour
celui de monsieur de Courtillcs • et c'est
sous ce dernier nom qu'il a ëte' connu de-
puis à Cbambcri , et en Maurienne où il s'est
marie.
Kniin , tant fit l'illustre personnage qu'il
fut tout dans la maison et moi rien. C'onmie
ioi-sque l'avais le malheur de lui (l»*'[)laire ,
c'était maman et non pas moi qu'il grondait ,
la crainte de l'exposer à sc.<! brutalite's me
rendait docile à tout ce qu'il de'sirait ; et cha-
que fois qu'il fendait du bois , emploi qu'il
L 3
i82 LES CONFESSIONS.
remplissait avec une licite sans égale , il fallait
que je fusse là spectateur oisif et trauquilic
admirateur de sa prouesse. Ce garcoii n'était
pourtant pas absolument d'un mauvais natu-
rel ; il aimait maman paice qu'il était impos-
sible de ne la pas aimer : il n'avait même pas
pour moi de l'aversion ; et quand 1rs inter-
valles de ses fougues permettaient de lui jjar-
1er , il nous éeoutait quelquefois assez doci-
lement, convenant francbcment qu'il n'était
qu'un sot , après quoi il n'en fesait pas moins
de nouvelles sottises, il avait d'ailleurs une
intelligence si bornée et des goûts si bas ,
qu'il était difficile de lui parler raison et
presque impossible de se plaire avec lui. A la
possession d'une femme jileine de charmes, il
a)outa le ragoût d'une fcmmc-dc-chambrc ,
vieille, rousse ^ cdenlce, dont maman avait
la patience d'endurer le dégmitant service ,
quoiqu'elle lui fît mal au crenr. Je m'aperçus
de ce nouveau manège , et l'en fus outré d'in-
dignation : mais je m'aperçus d'une autre
chose qui m'alfecta bien plus vivement en-
core , et qui me jeta dans un plus profond
découragement que tout ce qui s'était passé
jusqu'alors. Ce fut le rcuoidisscuieJit de ma-
iiuni euveis moi.
L I V R E V ï. i83
La privation que je in'ctais imposée , et
qu'elle avait fait scinblant (l'appronvcr , est
une dcccscliosesquelcs femmes ne paidoMiient
point, quelque mine qu'elles fassent, moins
par la privation qui en résulte pour elles-
mêmes, que par rindi'iërence qu'elles y voient
pour leur possession. Prenez la femme la plus
sensée , la plus philosophe , la moins attachée
à ses sens, le crimie le plus irreuiissible que
l'homme, dont au rcsteellese soucie le moins,
puisse commettre envers elle , est d'en pou-
voir jouir et de n'en rien faire. Il faut bien que
ceci soit sans exceptioa , puisqu'une sympa-
thie si naturelle et si forte fut altere'e en elle
par une abstinence qui n'avait que des motifs
de vertu , d'attachement et d'estime. Dès-lors
je cessai de trouver en elle cette intimité des
coeurs qui fit toujours la plus douce jouissance
du mien. Klle ne s'épanchait plus avec moi
que quand elle avait à se plaindre du nou-
veau venu; quand ils étaient bien ensemble,
j'entrais peu dans ses confidences. Enfin clic
prenait peu-à-peu une uianière d'être dont je
ne fesais plus partie. Ma présence lui ftsait
plaisir encore , mais elle ne lui fesait plus
besoin; et j'aurais passé des jours entiers sans
la voir , qu'elle ue s'cu serait pas aperçue,
L 4
ï84 LES CONFESSIONS.
Insensiblement je me sentis isole' et seul
dans cette même maison dont auparavant
j'étais l'ame , et où je vivais pour ainsi dire
à double. Je m'accoutianai pcu-à-peu à me
«éparer de tout ce qui s'y fesait^ de ceux
mêmes qui l'habitaient ; et pour m'e'pargner
de continuels déchiremens , je m'eui'cnuais
avec mes livres, ou bien j'allais soupirer et
pleurer à mou aise au milieu des bois. Cette
Ti ■ m.e devint l)ientôt toul-à-t'ait uisnppor-
table. Je sentis que la présence personnelle
et i'éloiguemcnt de cœur d'une frumie qui
m'était si clicrc irritaient ma douleur , et
qu'en cessant de la voir je m'en sentirais
moins crncilcment sépare. Je formai le projet
de quilfer sa maison ; je le lui dis , et loin de
s'y opposer elle le favorisa. File avait à
Grei.'oble une amie ap\)c\éc yiine. Ueyôens ^
dont 1p mari était ami de M. de jMably
grand-prévôt à I.von. M. Deybevs me pro-
posa l'édiicalion des cnfans d"* M. de Jlab/y :
j';;c?fptai , et je partis pour I^yon sans laisser
ni presque sentir le moindre regret d'une
séparation doiît aiij)aravantlaseuleidéenous
eut donné les angoisses de la mort.
J'avais à- peu-près les connaissances né-
cessaires pour uu précepteur , et j'en croyais
L I V R E V I. 3 85
avoir le talent. Durant nu an que je passai
chez M. de AJnhly , j'eus lo temps de me
désabuser. La douceur de mon nature! rn'eiit
rendu propre à ce me'tier , si l'emportement
n'y eûlmêlc' ses oragos. Tant que tont allait
bien, et que je voyais réussir mes soins et
mes peines , qu'a'ors je n'épargnais point ,
j'étais un ange. J'étais un diable quand le:»
clioses allaient de travers. Quand mes élèves
Tiem'entendaieiitpas j'cxtravajyiais , etqnand
ils marquaient de la méchanceté je les aurais
tués : ce n'était pas le moyen de les rendre
savans et sages. J'en avais deux ; ils étaient
d'humeurs Ircs-difl'ércntes. L'un de huit à
neuf ans , Tx^^'iXé Sainte-Marie ^ étaitd'une
jolie figure, l'esprit assez ouvert, assez vil",
étourdi , badin , malin , mais d'une malignité
gaie. Le cadet, appelé CondiUac , paraissait
presque stupide , musard , têtu comme une
mule, et ne pouvant rien apprendre. On
peut juger qu'entre ces deux sujet* je n'avais
pas besogne iaite. Avec de la patience et du
san^-froid peut-être aurais-jc pu réussir;
mai»; laute de l'une et l'autre , je ne fis rieu
qui vaille , et mes élèves tournaient très-
mal. Je ne manquais pas d'assiduité , mais je
manquais d'égalité, sur-tout de prudence. J»
L 6
i85 LES CONFESSIONS.
lie savais employer auprès d'eux que trois
iiistruaieiis tou)ourb ituililcs et souvent per-
nicieux auprès des eiîTaiis; le scntiinent, le
raisonncnicat , la colère. Tanîôi je nratteii-
drissais avec Sainte-Marie jusqu'à pleurer ;
je voulais l'attendrir hii-jnèine connue si l'cii-
fantétaitsusceptiljle d'une veritalile euiotioii
de cœur : tantôt je m'épuisais à lui parler
raisou comme s'il avait pu m'cntcndre ; et
comme il luc fesait quelquefois des argumcns
trts-snhtils , je le prenais tout de bon pour
raisonnable , parce qu'il c'toit raisonneur.
IjC petit Cou diiJac étix'ii encore plus embar-
rassant, parce qu'en n'entendant rien , ne
répondant rien , ne s'cmonvant de rien ,
ctd'unc opiniâtreté à toute épreuve , il ne
triomphait jamais mieux de moi que quand
il m'avait mis en fnrein- ; alors c'ctait lui qui
ctait le sage , et c'était moi qui étais reniant.
Je voyois toutes mes l'autcs , je les sentais ;
j'étudiais l'rsprit de mes élèves, je les péné-
trais très-!)ien , et je ne crois pas que jamais
«ne seule fois j'aie été la dupe de leurs ruses :
uiais que me servait de voir le mal , sans
savoir appliquer le remède ? Eu pénétrant
tout je n'empécliais rien , je uc réussissais à
lieu , et tout ce que je fcsais étoit pré-
L I V R E V I. r?,7
ciscment ce qu'il ne fallait pas faire.
Je ne réussissais guère mieux pour moi que
pour mes élèves. J'avais été rccommaîidé par
Miue. JJeyhens à Mme. de J/iS'/i/}'. Elle l'avait
priée de former mes manières et de me donner
le ton du monde ; elle y prit quei([iics soins ,
et voulut que j'apprisse à faire les honneurs
de sa uiaison; mais je m'y pris gauchement ,
i'étais si honteux , si sot , qu'elle se rebuta et
me planta là. Cela ne m'empêcha pas de de-
venir selon ma coutume amoureux d'elle. J'en
lis assez pour qu'elle s'en aperçut , mais je
n'osai jamais me déclarer ; elle ne se trouva
pas d'humeur à faire des avances , et j'en fus
pour mes lorgncrics et mes soupirs , dont
mcme je m'ennuyai bientôt , voyant qu'ils
n'aboutissaient à rien.
J'avais tout-à-fait perdu chez maman le
goût des petites friponneries , parce que tout
étant à moi , je n'avais rien à voler. D'ailleus ,
les principes élevés que je m'étais faits de-
vaient me rendre désormais bien supérieur à
de telles bassesses , et il est certain que de-
puis lors je l'ai d'ordinaire été : mais c'est
moins pour avoir appris à vaincre mes tenta-
tions que pour en avoir coupé la racine , et
j'aurois grand'pcur de voler comme daus.
I. 6
iî?8 LES CONFESSIONS.
mon enfance, si j'étais sujet anx uicmes de'-
sirs. J'eus la preuve de cela cliez M. de JJahly.
Environne' de petites choses volables que je
ne regardais lucuie pas , je m'avisai de convoi-
ter uu certain petit vin blanc d'Arbois très-
oli , dont quelques verres que par-ci par-là
Je buvais à table m'avaient iort aSriaude. Il
j'étoit un peu louche; je croyais savoir bien
coller le vin , Je m'en vantai ; on nie confia
celui-là ; je le collai et le gâtai , mais aux yeux
seulement. Il resta toujours agréable à boire ,
et l'occasion fit que je m'en accommodai de
temps en temps de quelques bouteilles pour
boire à mon aise à mou petit particulier. Mal-
heureusement je n'ai lamais pu boire sans
manger. Comment faire pour avoir du pain ?
Il in'étJiit impossible d'en mettre en réserve.
En faire acheter par les laquais, c'était me
déceler et presque insulter le maître de la
maison. En acheter moi-même , je n'«sai ja-
mais. Un beau monsieur , l'épée an côté , aller
chez un boulanger acheter xin morceau de
pain , cela se pouvait- il ! Enfin je me rappe-
lai le pis-aller d'une .grande pi-incc::^* à qui
l'eu disait que les paysans n'avaient pas d©
pain , et qui répondit : qu'ils mangent de la
Lriochc. Eucore , que de façons pour»n venir
L I V R E V I. 189
là ! Sorti seul à ce dessein , je parcourais
quclqiicfois toute la ville et passais devant
trente pâtissiers avant d'entrer chez aucun.
]l fallait qu'il n'y fut qu'une seule personne
dans la boutique, et que sa physionomie
m'attirât beaucoup pour que j'osasse fran-
chir le pas. Mais aussi quand j'avais une fois
uia chère petite brioche , et que bien enfermé
dans ina chambre j'allais trouver ma bou-
teille au fond d'une armoire, quelles bonnes
petites buvettes jefesais là toutseulcn lisant
quelques [lages de roîuan. Car lire en man-
geant fut toujours ma fantaisie au défaut d'un
lête-à-têle. C'est le sup|ilémciit de la société
qui me manque. Je dévore alternativement
une page et un morceau : c'est comme si mou
livre dînait avec moi.
Je n'ai jamais eu; dissolu ni crapuleux,
et ne me suis enivré de ma vie. Ainsi mes
petits vols n'étaient pas fort indiscrets : ce-
pendant ils se découvrirent •, les bouteilles
me décelèrent. On ne m'en lit pan semblant,
mais je n'eus plus la direction de la cave.
l'',ii tout (eia M. de iTltr/f/y 6€ conduisit hon-
luHeiitnit et prudemment. C'était un très-
galant homme qui, sous un air aussi dur
t[ue sou emploi, ayait une véritable douceuv
190 LES CONFESSIONS.
de caractère et mie rare bonté de ccciir. Il
était judicieux, équitable, et, ce qu'on n'at-
tendrait pas d'un offic er de inaréchaussci*,
uiéme très-huiuaiu. En .valant sou indul-
gence, je lui en devins plus attaché, et cela
me fit prolonger uioti séjour dans sa niaisoii
plus que je n'aurais l'ait sans cela. Mais cntin
dégoûté d'un métier auquel je n'étais pas
propre, et d'une situation très-gênante qui
n'avait rien d'agréable pour moi , après un
an d'essai durant lequel je n'épargnai point
mes soins, je uie déterminai a quitter mes
disciples, bien convaincu que je ne parvien-
drais jamais à les bien élever. M. de Mahly
lui-même voyait cela tout aussi bien qua
moi. Cependant je crois qu'il n'eut jamais
pris sur lui de me renvojer si je ne lui eu
eusse épargné la peine, et cet excès de con-
descendance en pareil cas n'est assurément
pas ce que j'approuve.
Ce qui me rendait mon état plus insup-
portable, était la comparaison continuelle
que j'en fcsais avec celui que l'avais quitte-;
c'était le souvenir de mes chères (Uiarniettcs,
de mon jardin, de mes arbres, de ma fon-
taine, de mou rerger, et sur-tout de celle
pour qui j'étais né, q^ui donnait de l'amc à
L I V R E T î. 191
tout cela. En icprnsaiit ù elle, à nos plai-
sirs, à notre innocente vie, il me prenait des
serreuicns de cœur , des ctouR'eniens qui
in'ôtaicnt le couraj^e de rieu faire. Cent foi»
j'ai été violemment tente de partir à l'instant
et à pied pour retourner auprès d'elle; pourvu
que )e la revisse encore une fois, j'aurais clé
coiitcut de mourir à l'instant même. Enliu
je wc pus résister à ces souvenirs si tendres
qui me rappelaient auprès d'elle à quelque
prix que ce lût. Je me disais que je n'avais
pas cte' assez patient , assez complaisant ,
assez caressant, que je pouvais encore vivre
heureux dans une amitié très-douce , en j
mettant du mien plus que ;c n'avais fait, .le
forme les plus beaux projets du monde, je
brûle de !es exécuter. Je quitte tout, je re-
nonce à tout, je pars, je vole, j'arrive dans
tous les mciuc» transports de uia première
jeunesse, et je me retrouve à ses pieds. A\\l
j'y serais mort de joie , si j'avais retrouvé
dans son accueil , dans ses caresses, dans son
cceur en lin, le quart de ce que j'y retrouvais
;îiulrefois, et que j'y reportais encore.
j\fl"reuse illusion des choses humaines ! elle
me reçut toujours avec son excellent cœur,
qui ne pouvait mourir qu'avec elle : mais je
392 LES CONFESSIONS.
venais reclicrcl'.er le passé qui n'était plus et
ijiii ne pouvait leiiaitio. A peine eus-je resté
demi- heure avec clic, que je sentis mou
ancien bonheur mort pour toujours. Je nie
retrouvai dans la même situation désolante
que j'avais été forcé de fuir, et cela sans qu»
je pusse dire qu'il y eut de la faute de per-
sonne ; car au fond Courtilles n'était pas
mauvais, et parut me revoir avec plus de
plaisir que de chagrin. Mais coimnent me
souffrir surnuméraire près de celle pour qui
j'avais été tout, et qui no pouvait cesser d'être
tout pour moi ? Conmicnt vivre étrans^cr dans
la maison dont j'étais l'enfant? L'aspect des
objets témoins de mon bonheur passe me
rendait la comparaison plus cruelle. J'aurais
moins sonflc-rt dans une autre habitation.
Mais me voir rappeler incessamment tant
de doux souvenirs, c'était irriter le sentiment
de mes pertes. (Consumé de vains regrets ,
li\ ré à la pins noire mélancolie, je repris le
train de rester seul hors les heures des repas.
Enfermé avec mes livres , j'y cherchais des
distractions utiles ; et sentant le péril im-
minent que j'avais tant craint autrefois, je
me tourmentais de reclief à chercher eu moi-
iHcmc les moyens d'y pourvoir quand maman
IL I V R E V I. 193
n'aurait plus de ressource. J'avais mis les
choses dans sa maison sur le pied d'aller
sans empirer ; mais depuis moi tout était
changé. Son économe était uu dissipateur.
Il voulait briller : bon cheval, bon équi-
page , il aimait à s'étaler noblement aux yeux.
des voisins ; il fesait des entreprises conti-
nuelles en choses où il n'entendait rien. La
pension se mangeait d'avance , les quartiers
en étaient engagés , les loyersétaient arriérés,
et les dettes allaient leur train. Je prévoyais
que cette pension ne tarderait pas d'être
saisie, et peut-être supprimée. Enfin je
n'envisageais que ruine et désastres, et le
moment m'en semblait si proche que ;'eu
sentais d'avance toutes les horreurs.
Mou cher cabiuet était ma seule distrac-
tion. A force d'y chercher des remèdes contre
le trouble de uron auie, ;e m'avisai d'y en
cliprcher contre les maux que je prévoyais ;
et revenant à mes anciennes idées, me voilà
bâtissant de nouveaux châteaux en Espagne,
ponr tirer cette pauvre maman des extrémités
cruellw où je la voyais prèle à tomber. .Te
ne me sentais pas assez savant et ne me
croyais pas assez d'esprit pour briller dans
la rfijmblique des lettres, et faire une fortune
194 LES CONFESSIONS.
par cette vole. Une nouvelle idée qui se pië-
préseuta, m'inspira la confiance que la uié-
diocrité de lues talcns ne pouvait uic donner.
Je n'avais pas abandonné la musique eu
cessant de l'enseigner. Au contraire, j'en
avais assez «'tudié la théorie pour pouvoir
me regarder au moins comme savant en celte
partie. En réflécliiasant à la peine que j'avais
eue d'a])prciKlre à déchiffrer la note, et à
celle que j'avais encore à chanter à livre ou-
vert , je vins à penser que cette difficulté
pouvait bien venir de la chose autant que
de moi, sachant sur -tout qu'en général
apprendre la musique n'était pour j)ersonne
«ne chose aisée. En examinant la constilii-
tion des signes, je les trouvais souvent fort
mal inventés. Il y avait long-temps que
j'avais pensé à noter l'échelle par ciiiflies
pour éviter d'avoir toujours à tracer des
lignes et portées , lorsqu'il fallait noter le
moinclrc petit .lir. J'avais été arrêté par les
dillicnltés des octaves , et par celles de la
mesure et des valeurs. Cette ancienne idée
me revint dans l'esprit, et je vis en y
repensant que ces difficultés n'étaient pas
insurmontables, .l'y rêvai avec succès, et )e
parvins à noter quelque musique que ce fût,
L I V R E V 1. 195
par mes cliiflVcs, avec la plus grande exac-
titude, et je puis dire avec la plus grande
simplicité. Des ce nioinent je crus uia fortune
faite, et dans l'ardeur de la partager avec
celle à qui je devais tout, je ne songeai
qu'à partir pour Paris, ne doutant pas qu'eu
présentant mon projet à l'acadcmie je ne
lisse une révolution. J'avais raj)porlé de
Lyon quelque argent ; je vendis mes livres.
En quinze jours ma résolution fut prise et
exécutée. Enfin, plein des idées magnifiques
qui me l'avaient inspirée , et toujours le
même dans tous les temps , je partis de
Savoie avec mon système de musique , comme
autrefois j'étais parti de Turin avec ma fou-
laine de liéron.
Telles ont été les erreurs et les fautes de
ma jeunesse. J'en ai narré l'iiistoire avec une
iîdélité dont mon cœur est content. Si dans
la suite j'Iionorai uion âge iiiùr de quelques
vertus, je les aurais dites avec la même fran-
chise, et c'était mon dessein. Mais il faut
in'arrcter ici. Le temps peut lever bien des
voiles. Si ma métnoirc parvient à la postérité ,
peut-être un jourclle apprendra ceque j'avais
à dire. Alors on saura pourquoi je me lai».
l'iu du sixième Liire.
Ï96 LES C O N F E S S I O j\ S.
LIVRE SEPTIÈME.
Intiis et in ente.
A,
PRÈS deux ans de silctice et de patience ,
malgré mes résolutions, je prends la ])Iuni à
Lecteur, suspendez votre jugement sur les
raisons qui ui'y forcent. Vous n'en pouvez
juger qu'après ni'avoir lu.
On a vu s'écouler ma paisible jeunesse dans
une vie. égale assez doiice, sans de grandes
traverses , ni de grandes prospérités. Cette
médiocrité fut en grande partie l'ouvrage do
ïuon naturel ardent , mais faible ; moins
prompt cneore a entreprendre que facile à
décourager, sorlant du repos par secousses,
mais y rentrant par lassitude et par goût;
et qui , me ramenant toujours, l<jin des
grandes vertus et plus loin des rrands vices,
à la vie oiseu.se et tranquille pour laquelle
je me sentais né, ne m'a jamais jicrinis d'aller
à rieu de giand , soit en bien soit en mal.
Quel tableau didércnt j'aurai bientôt à déve-
lopper ! Le sort qui durant trente ans fayo-
L I V R E V I L 197
rîsa rncs penchans, les contraria durant les
trente autres, et de cette oppositiou con-
tinuelle entre ma situation et unes incli-
nations , on verra naître des fautes énor-
mes , des mallicurs inouïs , et toutes les
vertus , excepte' la force , qui peuvent honorer
l'adversité.
Ma première partie a été toute écrite de
mémoire, j'y ai du faire beaucoup d'erreurs.
Forcé d'écrire la seconde de mémoire aussi ,
j'y en ferai probablement beaucoup davan-
tage. Les doux souvenirs de mes beaux aus,
passés avec autant de tranquillité que d'in-
nocence , m'ont laissé mille impressions
c!iarnian(es que j'aime sans cesse à me rap-
jxler. On verra bientôt combien sonldifléreus
ceux du reste de ma vie. Les rappeler, c'est
en renouveler l'amertume. Loin d'aigrir celle
de ma situation par ces tristes retours, je
les écarte autant qu'il m'est possible , et
souvent j'y réussis au point de ne les pouvoir
plus retrouver au besoin. Celte facilité d'ou-
blier les maux est une consolation que le
ciel m'a ménagée dans ceux que le sort devait
un jour accumuler sur moi. Ma mémoire, qui
me retrace uniquement les ob)ets agréables,
est l'heureux contrepoids de mou imagina-
198 LES CONFESSIONS.
tiou efTaroucliée , qui ne me fait preVoir que
de crnels avenirs.
Tous les papier? que j'avais rassemblc's pour
suppléer à ma mémoire et me guider dans
cette entreprise , passes en d'autres mains, ne
rentreront plus dans les miennes.
Je n'Ai qu'un guide fidèle sur lequel )e
puisse compter \ c'est la chaîne des sentimeiis
qui ont marque' la succession de mon ctrr,
et par eux celle des événemeiis qui en ont ctc
la cause ou l'eFfet. J'oublie aise'ment mes
malheurs , mais je ne puis oublier mes fautes,
et j'oublie encore moins mes bons sentimens.
Leur souvenir m'est trop cher pour s'efi'accr
jamais de mon cœur. Je puis faire des onus-
sions dans les faits, des Irauspositious, des
erreurs de dates ; mais ic ne puis :iic tromper
sur ce que j'ai senti , ni sur ce que mes senti-
tuens m'ont fait faire , et voilà de quoiprinci-
])alement il s'agit. L'objet propre de mes
confessions est de faire connaître exaetcmcut
înon intérieur dans toutes les situations de
ma vie. C'est l'histoire de mon amc que j'ai
promise, et pour l'écrire bdclement je n'ai
pas besoin d'autres mémoires: il me suffit,
comme j'ai fait jusqu'ici , de rcutrcrau dedans
de moi.
L I V R E V I r. 199
11 y a cependant, et très-heurensemcnt ,
un intervalle de six à sept ans dont j'ai des
rcnseiî^ncuicns surs dans un recueil transcrit
de Icllres dont les originaux sont dans les
inaiiis de M. du Peyron. (>'e recueil , qui finit
en 1760, comprend tout le temps de mou
ïcjourà l'bcrnutage , et ma grande brouillcrie
avec mes soi-disant aiuis : époque ine'mora-
l)lc dans ma vie , et qui fut la source de tous
mes autres malheurs. A l'égard des lettres
originales plus récentes qui peuvent me
rester , et qui sont en très-petit nombre, au-
lieu de les transcrire à la suite du reçu il,
trop volumineux pour que je puisse espérer
de les soustraire à la vigilance de mes argus,
je les transcrirai dans cet écrit même, lors-
qu'elles me paraîtront fournir quelque éclair-
cissement , soit à mon avantage , soit à ma
ciiargc : car je n'ai pas peur que le lecteur
oublie jamais que je fais mes confessions pour
croire que je fais mon apologie; mais il ne
doit pas s'attendre non plus que je taise la
véritc, lorsqu'elle parle en ma faveur.
A\\ reste cette seconde partie n'a que cette
même vérité de coninnine avec la première,
ni d'avantage sur elle que par l'importance
des chobcs. A cela près , elle uc peut que
500 LES CONFESSIONS.
lui être inférieure en tout. J'e'crivais la pre-
mière arec plaisir , avec complaisance , à
mon aise , à Wootton ou dans le château
de Trie: tous les souvenirs que j'avais à me
rappeler étaient autant de nouvelles jouis-
sances. J'y revenais sans cesse avec un nou-
veau plaisir, et je pouvais tourner mes des-
criptions sans gêne jusqu'à ce que j'en fusse
content.
Aujourd'hui ma mémoire et ina tête affai-
blies me rendent presque incapable de tout
travail; je ne m'occupe de celui-ci que par
force et le cœur serre do détresse. 11 ne
m'offre que malheurs, trahisons, perfidies,
que souvenirs attristans et déchirans. Je vou-
drais pour tout au monde pouvoir ense\elir
dans la nuit des temps ce que j'ai à dire; et
forcé de parler malgré moi , je suis réduit
encore à me cacher , à ruser , à tacher de
donner le chanfje , à m'avilir aux choses pour
lesquelles j'étais le moins né ; les planchers
sous lesquels je suis, ont des yeux; les murs
qui m'entourent, ont des oreilles : environné
d'espions et de survcillans malveiilans et
vigilans , inquiet et distrait , je jcite à la hâta
sur le pa|)ier quelques mois interrompus qu'à
peine j'ai le temps de relire, encore moins
de
LITRE VII. 201
de corriger. Je sais que maigre les barrières
irinnenscs qu'on entasse sans cesse autour de
moi, l'on craint toujours q-.ie la vérité ne
s'échappe par quelque lissure. Comment m'y
prendre pour la faire percer? Je le tente
avec peu d'espoir de succès, (^n'on juse si
c'est là de quoi faire des tableaux agréables
et leur donner un coloris bien attrayant!
J'avertis donc ceux qui voudront commen-
cer cette lecture , que rien en la poursui-
Tant lie peut les garantir de rrnmii , si ce
n'est le désir d'«chcv(?r de connaître uu
homme, et l'amour sincère de la justice et de
la vérité.
Je me suis laissé dans ma prcmicre partie,
partant a rcf^rct pour Paris, déposant mou
coeur aux Cliarmctles , y fondant mon dernier
château en Espagne, projetant d'y rapporter
un jour aux pieds de maman , rendue a elle-
même , les trésors que j'aurais acquis, et
comptant sur mon système de musique, comme
sur une fortune assurée.
Je m'arrêtai quelque temps à f.5'on pour
y voir mes connaissances, pour m'y procurer
quelques recommandations pour Paris et
pour vendre mes livres de gf'ométrie que
;'avais apportés avec moi. Tout le monde
Mémoires. Tome il, M
202 LES CONFESSIONS.
m'y fit accueil. M. et Mme, de J/^^/)- mar-
quèrent du plaisir à me revoir, et me dou-
ncrent à dîner plusieurs lois. Je fis chez eux
connaissance avec l'abbé de Blably -, comme
je l'avais déjà faite avec l'abbé de CondiUac ,
qn: tous deux' étaient venus voir leur frère.
L'abbé de Mal)1y me donna des lettres pour
Paris , entre autres une pour ?»1. de Fonte-
iicUe et une pour le couitc de Cay/its.
L'un et l'autre me furent dos connaissances
ttès-agréàblcs , sur-tout le premier, qui jus-
qu'à sa mort n'a point cessé de me marquer
de l'amitié et de me donner dans nos tétc-à-
tête des conseils dont j'aurais dû uiieux pro-
fiter.
Je revis M. Bordes avec lequel j'ayais
depuis long-temps Fait connaissance, et qui
m'avait souvent obligé de ^^raiid creur et
avec le plus vrai plaisir. En celte occasion
je le retrouvai toujours le même. Ce fut lui
qui me fit vendre mes livres; et il me donna
par lui-même ou me procura de bonnes
recoinmaïulations pour Paris. Je revis ^l. l'in-
tendant dont je devais la connaissance à
1>\.. Jiardes , et ;i qui Je dus celle de M. le
dnc de RicheUeu qui past^a a Lyon dans ce
ttuip: -là. jM. Fallu me piéscula à lui. M. d»
L I V II E V I T. 2o3
Fdchelieu me reçut bien , et me dit tic l'aller
ToiràPariy; ce que )c lis jjlusieurs lois, sans
pourtant que cette haute co!iiiai.s.>;aiice , dont
j'aurai souvent à parler dans la suite , m'ait
clc jamais utile 41 ric'i.
Je revis le musicien David ^ qni m'avait
rendu service dans ma détresse à un de mes
prccedens vo5'ages. Il m'avait prête ou donne
un bonnet et des bas que je ne lui ai jamais
rendus et qu'il ne m'a jamais rcdciuande's ,
quoique nous nous soyions revus souvent
depuis ee teuips-lù. Je lui ai ])Ourlanl faitdans
la suite un piéseut à-pcu-[)rès équivalent. Je
dirais mieux que cela s'il s'aj;issait ici de ce
"que ]'ai dû ; mais il s'ai^it de ce que j'ai fait,
et malheureusement ce n'est pas la même
chose.
Je revis le noble et gënc'reux Perrlvhcn ,
et ce ne fut pas sans me ressentir de sa ma-
gniQcencc ordinaire , car il me fit le mcme
cadeau qu'il avait fait auparavant au s^cnlil
Jiernard , en me d'-fiayant de ma [)!acc à la
diligence, .le revis le chirurgien Parisat ^ le
meilleur et le miciiv fesant des honuncs; je
revis sa chère Gode/roi qu'il cntietenait de-
puis dix ans , et dont la douceur de carac-
tère et la boute de cœur fesaicnt à-pcu-prcs
M 2
20+ LES CONFESSION S.
tout le mérite; mais qu'on ne pouvait aborder
sans intérêt , ni quitter sans attcndrissemrnt,
car elle était au deniier tenue d'une élliisie
dont elle mourut peu après. Kieu ne montre
mieux les vrais peuchnus d'un liomuie que
respcce doses attacheuicns ( * ). (^»uand ou
avait vu la douce Cot/<y/c»/ , on connaissait
le bon P a ris ut.-
J'avais obligation à tous ces honnêtes gens.
Dans la suite je les néi^ligeai tous. Non cer-
tainement par ingratitude , mais par cette
invincible paresse qui m'en a souvent donné
l'air. Jamais le sentiment de leurs services
n'est sorti de mon cœur ; ujais il m'en eût
(*) A moins qu'il ne se soil d'abord trompé
dans son cliuix , ou qtie relie à laquelle il s'était
attaché n'ait ensuite chaiiiié de cuactère par un
concours do causes extraordinaires : ce qui n'est
pas impossible absolument. Si l'on voulait. Tdrneitre
sans modification cette conscupicnce , il faudrait
donc ju;jer de Socrate prir sa lemine Xantippe et
de Dion par son ami Calippiis , ce qui serait le
pl;;s ini(pie et le plus Taux jugement qu'on ait
jamais porté. Au reste , qu'on écarte ici toute
api)licaiion injurieuse à ma femme. Elle est , il
est vrai , faible el plus facile à trom]>er que je
ne l'r.vais cru ; mais pour son caraclùre , pur ,
excellent, sans malice, il est dij^ne Je louie mon
estime.
L I V îl E V I I. *>S
moins coûté de leur prouver ma reconnais^-
sancc que de la leur témoigner assidumeut.
L'cxactitnde à écrire a toujours été an-dcssus
de mes forces ; si-tôt qite je commence à me
relâcher , la honte et l'embarras de réparer
ma faute me la font agf^ravcr , et je uVcris
pins du tout. J'ai dono gardé le silence , et
j'ai paru les oublier. ParisotctPerricIiOnny
ont pas même fait attention , et je les ai
toujouis trouvés les mêmes ; mais ou verra ,
vingt aus après , dans M. Bordes , jusqu'où
l'amour-propre d'un bel esprit peut portes
la vengeance lorsqu'il se croit néglige.
Avant de quitter Lyon , je ne dois pas
oublier uiïc aimable personne que j'y revis
avec plus de plaisir que jamais , et qui laissa
dans mon cneur des souvenirs biea tendres.
C'est Mlle. Serre dont j'ai parlé dai>s ma
première partie , et avec laquelle j'avais re-
nouvelle connaissance tandis que j^'étais citez
M. de illably.
Ace voyage, ayant plus de loisir , je la vis
davantage; mon cœur se prit, et très-vive-
ment. J'eus quoique lieu de penser quelesiea
ne m'était pas contraire; mais elle m'accoi-da
une confiance qui ui'ôta la Icatatioii d'en
abuser. Elle n'avait rieu ni moi nou pliu ^
31 3
2o6 LES CONFESSIONS.
nos situations étaient tropsemblablesponrque
nous pussions nous unir , et dans les vues oui
m'occupaient j'étais bien éloigne de songer au
inariaj!,c. Elle m'apprit qu'un jeune négociant
appelé M. Gejic-rc , paraissait vo\iloir s'atta-
cher à elle. Je le vi;; chez elle une fois on
deux ; il me parut honncte honime, il passait
pour l'être. Persuadé qu'elle serait heureuse
avec lui , je désirai qu il l'épousât , comme
il a fait dans la suite; et pourne pas troubler
leurs innocentes amours , je me hâtai de
partir , fcsantpou le bonheur de cette char-
mante personne , des vœux qui n'ont été
exaucés ici bas que pour un temps , hélas,
bien court : car j'appris dans la suite qu'elle
était morte au bout de deux ou trois ans de
mariage. Occupé de mes tendres regrets du-
rant tonte ma route , je sentis, et j'ai souvent
senti depuis lors eu y repensant , que si les
lacriGces qu'on fait au devoir et à la vertu
coûtent à faire , on en est bien payé par
les doux souvenirs qu'ils laissent au fond du
cœur.
Autantà mon précédent voyage j'avais vu
Paris par son côté défavorable , autant à
celui-ci je le vis par son côté brillant, non
pas toutefois quant à mou lo;j,cment; car sur
L T V R E V I I. 207
nne adresse que m'avait donnée M, Bordes^
J'allai iogci a l'iiôtci Saint-Oiicntin , rue des
Cordiers , proehe la Soibonnc , vilaine nie,
vilain liotcl , vilaine cliambrc ; mais où cepen-i
dant avaient logé des hommesde mérite , tels
que Gresset y Hordes, les abbés de lilab/y ,
de Condillac , et plusieurs autres dontmal-
Leurcusemeiît je n'y trouvai plus aucun ; mais
i'3' trouvai un M. de JJonnefond , hobereau ,
boîtcHs, plaideur, fcsant le puriste , auquel
je dus la connaissance de M. Rognin, main-
tenant le doyen de mes amis, et par luicvlie
du philosophe Diderot , dont J'aurai beau-
coup a parler dans la suite.
J'arrivai à Paris dans l'automne de 1741 ,
avec quinze louis d'argent comptant , ma
comédie de INTarcissc et mon projet de musique
pour toute ressource , et ayaut parconséquent
peu de temps à perdre pour tâcher d'en tirer
parti. Je me pressai de taire valoir mes recoiii-
luan dations.
Un jeune homme qui arrive à Paris avec
une (ij.^ure passable, et qui s'annonce par des
talcus,est toujours sur d'être accueilli. Je le
fus ; cela rac procura des agremens sans inc
ïnener à grand'chose. Ue toutes les personnes
a qui je lus recouiuiaudc , trois seules iu«
20?? LES CONFESSIONS.
furent utiles. M. Damesin , gentilhomme
savoyard , alors ccuycr et , je crois , favori
de Mme. la princesse de Carignan. M. de
Base , secrétaire de l'académie des inscrip-
tions et garde des médailles dn cabinet du
roi , et le père Castel , jc'snite , auteur du
clavecin oculaire.
Toutes ces recommandations, exceptccelle
de 31. Damesin , me venaient de l'abbe de
Blahly.
31. Damesin pourvut an plus presse par
deux connaissances qu'il me procura. L'une
de M. de Gasc ^ président à mortier au par-
lement de Bordeaux , et qui jouait très-bien
du violon ; l'autre de M. l'abbe' de Léon qui
logeait alors en Sorbonne ; jeune seigneur
très-aimable , qui mourut à ia tlcur de son
âge, après avoir brille quelques instans dans
le inonde sous le nom de clicvalier de Rohan.
L'un et l'autre eurent !a fantaisie d'apprendre
la composition. Je leur en donnai quelques
mois de leçons qui soutinrent \\n peu ma
bourse tarissante. L'abbe' de Léon me pritcti
amitié , et voulait m'avoir pour son secré-
iaire : mais il n'était pas riche , et ne put
in'oflrir en tout que huit cents francï que je
irefusai , bien à regret , mais qui ne pouvaient
L I V R E V I r. 2C9
me sudire ponr mon logcmcut, ma nourri-
turo et mon entretien.
M. de Bose uie reçut fort bien. Il aimait
le savoir , il en avait; mais il c'tait un peu
pcda'it. Mme. de Bose aurait été sa fille ;
cilc était brillante et petite - maîtresse. J'y
dînai:, quelquefois : ou ne saurait avoir l'air
plus candie et plus sot que je ne l'avais vis-à-
vis d'elle. Soii maiatien dégagé m'intimidait
et rendait le mien plus plaisant. Quand elle
me présentait une assiette , j'avançais ma
fourcliello pour piquer modestement un petit
morceau de ce qu'elle m'oflrait , de sorte
qu'elle rendait à son laquais l'assiette qu'elle
m'avait destinée , en se touruant pour que je
ne la visse pas rire. Elle ne se doutait guère
que dans la tête de ce campagnard , il iie
laissait pas d'y avoir quelque esprit. M. de
Boxe me i)réscnta à M. de Héainnur son ami ,
qui venait dîner chez lui tous les vendredis,
jours d'académie des sciences. 11 lui parla do
mon projet , et du désir que j'avais de le
soumettre à l'examen de l'académie. M. de
Btaunnir se chargea de la proposition , qui
fut agréée : le jour doimé je fus introduit et
présenté par ^^. de Hcaiimnr , et le mc'nio
jour 22 août 1742 , j'eus riionneurdc lire à
2IO LES CONFESSIONS.
l'académie le mémoire qnc j'avais piëparé
pour cela. Quoique cette illustre assemblée
fût assurément très-imposante , j'y fus bien
moins iiuiiuidc que devant Mme. de Bose y
et je me ttrai passablement de mes lectures
et de mes réponses. Le mémoire réi!.>'>!it, et
m'attira des complimcns qui me surprirent
autant qn'ihi me flattèrent , imn'.'inant à peine
que devant une académie , quiconque n'eu
était pas , pût avoir le sens commun. Les
commissaires qu'on me donna furent MM. de
Mairau , Hellot et de Fouchy , tous trois
gens de mc-ritc asîuiémcnt , mais dont pas
un ne savait la nnisique , as<cz du moin»
pour être en état de juger de mon projet.
Durant mes confcrencesavec ces ^îessieurs,
J3 me convainquis avec autant de certitude
que de surprise, que si quelquclois les savaiis
ont moins de préjugés que les autres bommes ,
ils tiennent , en rcvanclie , encore |)!ms foite-
inent à ceux qu'ils ont. Quelque fail'>Ic5 ,
quelque fausses que fussent la plupart de
leurs ob|ections , et quoique j'y ré|)oiulisse
timidement, je l'avoue, et en mauvais termes,
mais par dts raisons péromptoircs , je ne vin»
pas \\\\ç^ seule fois à bout de me faire enten-
dre?! de les contenter. J'étais toujours clvnbi
LIVREVii 211
de la facilite avec laquelle, à l'aide de quel-
ques jiliiases sonores, ils ine reiataient sans
ui'avoir coiu|)ris. Ils déterrèrent , je ne sais
où, qu'un moine appelé ie P. Soiihaitti,
avait jadis imaginé de noter la gamme par
cliill'res. C'en f t assez pour prétendre que
uion syslétrie n'était pas neuf, et passe pour
cela j car bien que je n'eusse jamais ouï par-
ler du P. Souhaitti ^ et bien que sa manière
d'écrire les sept notes du plain-chant, sans
même songer aux octaves , ne méritât en
aucune sorte d'entrer en parallèle avec ma
simple et conunode invention pour noter
aiscuient par chilîrcs toute musique imagi-
nable, clefs, silences, octaves, mesures, temps,
et valeurs des notes , ciioscs auxquelles Soii-
haitti n'avait pas même songé , il était
néanmoins très-vrai de dire, que quant à
rélcmcnîaire expression des se])t notes, il
en était le premier inventeur. Mais outre
qu'ils donnèrent a celte invention primitive
plus d'importance qu'elle n'en avait, ils n.c
s'en tinrent pas là ; et si-tôt qu'ils voulurent
parler du fond du système , ils ne lirent plus
que doruisotiner. Le plus grand avantage du
mien était d'abroger les transpositions et les
clefs , eusorte que le même morceau se trou-
212 LES CONFESSIONS.
vaituoté et transpose à volonté dansquelqiic
que ton qu'on voulut, au moyen du chan-
geitient supposé d'une seule lettre initiale à
la tétc de l'air. Ces Messieurs avaient ouï
dire aux croquesols de Paris que la ufictliode
d'exécuter par transposition ne valait rien. Ils
partirent dc-là pour tourner eu invincible
objection contre mon système son avantai^e
]e plus marqué , et ils décidèrent quema note
était bonne pour la vocale , et mauvaise pour
rinstrumentaic , au-lieu de décider , connue
ils l'auraient dû , qu'elle était bonne pour
la vocale et meilleure pour l'instrumentale.
Sur leur rapport l'académie m'accorda uii
ccrtihcat plein de très-beaux conipliiucns , à
travers lesquels ou démêlait, pour le fond ,
qu'elle ne jugeait mon système ni neuf ni
utile. Je ne crus pas devoir orner d'une pa-
reille pièce l'ouvrage intitulé Vissertation
sur la imishjtie moderne , par lequel j'en
appelais au public.
J'eus lieu de, remarquer en cette occasion
combien , incmc avec un esprit borné , la
connaissance unique, mais piolondc,dc la
cbose est préférable, pour en bien juger, à
toutes les lumières que donne la culture des
sciences ,
L I V R E V I I. iï5
Sciences, lorsqu'on n'y a pas joint l'étude
particulière de ceile dont il s'agit. Ija seule
objection solide qu'il y eût à faire à mon sys-
tème, y tut faite par Rameau. A peine le
lui eus-jc expliqué, qu'il en vit le côté faible.
Vos signes, me dit-il , sont très-bons , en ce
qu'ils déterruinent simplement et clairemeut
les valeurs , en ce qu'ils représentent nette-
rient les intervalles, et montrent toujours
le simple dans le redoublé, toutes chosesqvxe
ne fait pas la note ordinaire; mais ils sont
mauvais en ce qu'ils exigent une opération
de l'esprit qui ne peut toujours suivre la ra-
pidité de l'exécution. La position de nos
'lîotes, continua-t-il, se peint à l'œil sans le
concours de cette opération. Si deux notes,
l'une très-baute, et l'autre très-bas=ip , sont
jointes par une tirade de notes interuicdiaiies,
je vois du premier coup-d'œil le progrès do
l'une h l'antre ]iar degrés conjoints ; mais
pour m'assuvcr chez vous de cette tirade, il
faut nécessairement que j'épflle tous vos
chiffre* l'un après l'antre; le coup-d'œil no
peut suppléer à rien. L'ob;ection me parut
sans réplique, et )ç.n convins à l'instcrit :
quoiqu'elle soit simple et frappante , il n'y
« qu'une grande pratique de l'art qui puisse
Mémoins. Tome If. N
214 LES CONFESSIONS.
la suggérer , et il n'est pas e'tonnaiit qu'elle
ne soit venue à aucun académicien ; mais il
l'est que tous ces grands savaus qui savent
tant de choses, sachent si peu que chacua
ne devrait juger que deson métier.
Mes fréquentes visites à mes co mm iss aires
et à d'autres académiciens , uie mirent à
portée de faire connaissance avec tout ce
qu'il y avait à Paris de plus distingué dans
li lillérature, et par-là cette connaissance se
trouva toute faite lorsque je me vis dans
la suite inscrit tout d'un coup parmi eux.
Quanta présent, concentré dans mou sys-
tème de musique , je m'obslinai à vouloir
par-là faire une révolution dans cet art, et
parvenir de la sorte à une célébrité qui dans
les beaux - arts se joint toujours a Paris
avec la fortune. Je m'enfermai dans ma
chambre, et travaillai deux ou trois mois,
avec une ardeur inexprimable, à refondre
dans un ouvrage destiné pour le piiblic, le
mémoire que j'avais lu à l'académie. La
difficulté fut de trouver un libra.ro qui vou-
lut se charger de mon manuscrit , vu qu'il
y avait quelque dépeuse à fane pour le* nou-
veaux caractères, que les libraires ne jettent
pas leurs écus à la tête des débu tans, et qu'il
LIVRE VIT. 2i5
tnc semblait cependant bien jnste que mon
ouvrage ine leudît le pain que j'avais mangé
en l'écrivant.
Ji on fie fond lue procura Qiiilhiu le père,
qui fit avec moi un traité à moitié profit ,
sans compter le privilège que je payai seul.
Tant fut opéré par ledit Quillau , que j'en
fus pour mon privilège , et n'ai tiré jamais un
liard de cette éditioti , qui vraiseniblablcmeut
eut un débit médiocre, quoique l'abbé Des-
fontaines m'eût promis de la faire aller, et
que les autres journalistes en eussent dit
assez de bien.
Le plus grand obstacle à l'essai de mon
système, était la crainte que s'il n'était pas
admis, on ne perdît le temps qu'on mettrait
à l'apprendre. Je di.saisà eela que la pratique
de ma note rendait les idées si claires, que
pour apprenolrela musique par les caractères
ordinaires, on gagnerait encore du temps à
commencer par les miens. Pour en donner
la preuve par l'expérience , j'enseignai gra-
tuitement la musique à une jeune américaine
appelée Mlle. Ves Ronlins ^ dont M Rcgnin
m'avait procuré la connaissance; en trois
mois elle fut en état de déchiffrer sur ma
note quelque musique que ce fût, et niêm«
N 2
2i6 LES CONFESSIONS.
de chanter à livre ouvert , mieux que mol-
métae, tovite celle qui n'était pas chargée
de difficultés. Ce succès fut frappant mais
ignoré. Un autre en aurait rempli les jour-
Maux ; mais avec quelque talent pour trouver
des choses utiles , je u'eu eus jamais pour les
faire valoir.
Voilà comment ma fontaine de héron fut
encore cassée ; mais cette seconde fois j'avais
trente ans , et je me trouvais sur le pavé de
P^ris , où Tonne vit pas pour rien. Le parti
que je prisdans cette extrémité n'étonnera que
ceux qui n'auront pas bien lu la première
partie de ces mémoires. Je venais de me
donner dcsmouvemens aussi grands qu'inu-
tiles : j'avais besoin de reprendre haleine. Au-
lieu de me livrer au désespoir , je me livrai
tranquillement à ma paresse et aux soins de la
Providence, et pour lui donner le temps de
faire son œuvre , je me misa manger sans me
presser , quelques louis qui me restaient
encore , réglant la dépense de mes noncha-
lans plaisirs sans la retrancher , n'allant plus
au café que de deux jours l'un , et au specta-
cle que deux fois la semaine. A l'égard de la
dépense des filles, je n'eus aucune réforme à
y faire, u'ayant ujis de ina vie un sou à cet
L I V R E V I I. 217
«sage , si ce n'est une seule fois, dont j'aurai
bientôt a parler.
La sécurité, la volupté, la confiance areo
laquelle je me livrais à cette vie indolente et
solitaire que je n'avais pas de quoi faire
durer trois mois , est une des singularités do
ma vie, et une des bizarreries démon hu-
meur. L'cxtrcuic besoin que j'avais qu'on
pensât à moi , était précisément ce qui ni'ô-
tait le courage de me montrer, et la nécessité
de faire des visites me les rendit insuppor-
tables , au point que je cessai même de voir
les académiciens et autres gcns-de-lettres avec
lesquels j'étais déjà faufilé. Hlarii^auXjVahhô
de Mably ^ Fontenelle furent presque les
seuls chez qui je continuai d'aller quelque-
lois. Je montrai même au premier ma comé-
die de Narcisse. Elle lui plut , et il eut la
complaisance de la retoucher. Z^zW<fro^, plus
jeune qu'eux , était à-peu-près de mon âge.
Il aimait la musique ; il en savait la théorie ;
nous en parlions ensemble ; il me parlait
aussi de ses projets d'ouvrages. Cela forma
bientôt entre nous des liaisons plus intimes
qui ont duré quinze ans , et qui probable-
ment dureraient encore, si mallieureusti.
N 3
2i8 LES CONFESSIONS.
ment , et bien par sa faute , je n'eusse éto jeté
dans son uiéme métier.
On n'imaginerait pas à quoi j'employais
ce court et précieux intervalle qui me restait
encore avant d'éire forcé de mendier mon
pain : à éliidier par c(ieur des passages de
poètes, que j'avais appris c^iit fois et autant
de fois oubliés. Tous bs matins, vers les dix
heures, j'allais me promener au Luxembourg,
un Virgile ou un Rousseau dans ma pocbe,
et là , jusqu'à rhcurc du dîner , je remémorais
tantôt une (.de sacrée et tantôt une bucoli-
que , sans me rebuter de ce qu'eu repassant
celle du i'iiir, je ne manquLiis pas d'oublier
celle de la veib-. Je me rappelais qu'après la
défaite de I^.'icias à Syracuse , les Atliériiens
captifs <3;agaaient leur vie à réciter les poèmes
d'Homère. Le parti que je tirai de ce trait d'é-
rudition pour me prémunir contre la misère,
fut d'txercer mon licureuse miérnoire à retenir
tous les poètes parcixur.
J'avais un autre expédient noti moins so-
lide dans les écliecs , auxquels je consacrais
ré<:^ulièrement , chez lUai.'^is ^ les aprcj-midi
des jours que je n'allais pas an spectacle. Là
je fis connaissance avec M. de Lcgal , avec
un M. IJusson , avec Philidor , avec tous
L I V R E VI I. 219
les grands joueurs d'échecs de ce temps-là ,
et n'en devins pas plus habile. Je ne doutai
pas cependant que )e ne devinsse à la fin plus
fort qu'eux tous, et c'en était assez, selon
moi, pour me servir de ressource. De quel-
que folie que je m'engouasse , j'y portais
toujours la luéme manière de raisonner. Je
me disais : quiconque prime en quelque
chose, est toujours sûr d'être recherché.
Primons donc, n'importe en quoi, je serai
recherche; les occasions se présenteront, et
mon mérite fera le reste. Cet enfantillage
n'était pas le sophisme de ma raison , c'était
•clui de mon indolence. Effrayé des grands
et rapides efforts qu'il aurait fallu faire pour
m'évertuer , je tâchais de flatter ma paresse ,
et )e m'en voilais la honte par des argumeus
dignes d'elle.
J'attendais ainsi tranquillement la fin do
mon argent, et je crois que je serais arrivé
au dernier sou sans m'en émouvoir davan-
tage , si le P. Casiel, que j'allais voir quelque-
fois en allant au café, ne m'eût arraché de
ma léthargie. Le P. Cas tel était fou , mais
bon homme au demeurant : il était fâché de
me voir ainsi consumer sans rien faire. Puis-
que les musiciens , me dit-il , puisque les
N 4
220 LES CONFESSIONS.
gavans ne chantent pas à votre uuisson ^
changez de corde , et voyez les femmes. Vous
re'ussirez peut-être mieux de ce côté-là. J'ai
parlé de vous à Mme. de Buzeiwal^ allez la
Toir de ma part. C'est une bonne femme qui
verra avec plaisir un paj's de sou fils et de
son mari. Vous verrez chez eîie Aime, de
JBroglie sa fille , qui est une femme d'esprit.
Mme. Z?7y^/?7 eu est une autre à qui j'ai aussi
parle de vous : porlez-îui votre ouvrage; elle
a envie de vous voir, et vous recevra bien. On
ne fait rien dans Paris que par les femmes. Ce
sont comme des courbts dont les sages sout
les asyuiptùles ; ils s'en approchent sans
cesse , mais ils n'y touchent jamais.
Après avoir remis d'un jour à l'autre ces
tcirijjles corvées, je pris enfin courage, et
j'allai voir IMuic. de iS //-<•// tv?/. Elle lue reçut
avec boute : Mme. de Broglie étant entrée
daus sa chambre, elle lui dit: ma fille, voilà
M. Rousseau dont le P. Castel nous a parlé.
Mme. de UrOi;/ie me fit compliment sur
mon ouvrage, et me menant à sou clavecin ,
me fit voir qu'elle s'en était occupée. Voyant
à sa |)cndule qu'il était près d'une heure, je
voulus m'en aller. Mme. de jBuzeural me
dit : vous ctcs loin de votre quartier; restez.
L I V R E V I I. 221
TOUS dînerez ici. Je ne me Gs pas prier. Ua
quart d'heure après , je compris par quel-
ques mots que le dîner auquel elle m'invi-
tait , e'tait celui de son office. Mme. de Bu-
zenval était une trcs-bonnc femme , mais
bornée , et trop pleine de son illustre
noblesse polonaise , elle avait peu d'ide'e des
égards qu'on doit aux talens. Elle me jugeait
même en cette occasion sur mon maintien
plus que sur mon équipage, qui, quoique
très-simple, était fort propre, et n'annon-
çait point du tout un homme fait pour dîner
à l'onicc. J'en avais oublié le clicmin depuis
trop long-tems pour vouloir le rapprendre.
Sans laisser voir tout mon dépit , je dis à
Mme. de Buzeni>al qu'une petite affaire qui
me revenait en mémoire me rappelait dans
mon quartier, et je voulus partir. ^Ime. de
Broglie s'approcha de sa mère , et lui dit
"h. l'oreille quelques mots qui firent effet.
Mme. de Brizenual se leva pour me retenir,
et me dit : je compte que c'est avec nous
que vous nous ferez l'honneur de dîner. Je
crus que faire le fier serait faire le sot , et je
restai. D'ailleurs la bonté de Mme. de Broglie
m'avait touché , et me la rendait intéres-
sante. Je fus fort aise de dîucr avec elle, et
222 LES CONFESSIONS.
j'espérai qu'eu me connaissant davantage ,
elle u'auiait pas regret à in'avoir procuré
cet honneur. M. le pre'sidentde Z^w/o/^'wo//,
grand atni de la maison , y dîna aussi. Il
avait, ainsi que Mme. de Broglie , ce petit
jargon de Paris, tout en petits mots , tout
en petites allusions fines. Il n'y avait pas là
de quoi briller pour l« pauvre Jeau-.lacques.
J'eus le bon sens de ne vouloir pas faire le
gentil malgré Minerve ^ et je me tus. Heu-
reux si j'eusse été toujours aussi sage ! je ne
serais pas dans l'abyme où je suis aujour-
d'hui. J'étais désolé de ma lourdise , et de
ne pouvoir justllicr aux yeux de Mme. de
Broglie ce qu'elle avait fait en ma faveur.
Après le dîner , je m'avisai de ma ressourça
ordinaire. J'avais dans ma poclie une épître
en vers adressée à /'t7//AO/ pcndantuion séjour
à l.you. Ce morceau ne manquait pas de cha-
leur ; j'en mis dans la façon de le réciter ,
et je les fis pleurer tous trois. Soit vanité,
soit vérité d^ius mes interprétations , je crus
voir que les regards de Mme. de BrogUe
disaient à sa nicrc : eh bien , mainan ,avais-
je tort de vous dire que cet homme était plus
lait pour dîner avec vous qu'avec vos femmes ?
Jusqu'à ce momeut j'arais eu le cœur un peu
L I V R E V T I. 223
gros; mais après m'étre ainsi vengé , )e fus
coûtent. Mme. de Broglie poussant un peu
trop loin le jugement avantageux qu'elle avait
porté de moi , crut que j'allais faire sensation
dans Paris, et devenir uh boraine à bonnes for-
tunes. Pour guider mon inexpérience , elle
me donna les Confessions du comte de ***.
V.c livre, me dit-elle, est un Mentor dont
vous aurez besoin dans le monde. Vous ferez
Lien de le consulter quelquefois. J 'ai gardé
plus de vingt ans cet exemplaire avec recon-
Maissancc pour la main dont il me venait ;
jjuais riant souvent de l'opinion que parais i
sait avoir cette dame de mon mérite galant^
Du moment que j'eus lu cet ouvrage , je dé-
sirai d'obtenir l'amitié de l'auteur. Mon pen-
chant m'uispirait très-bien : c'est le seul ami
vrai que j'aiceu parmi les gens-de-Icttres. ( * )
Dès-lors j'osai compter que Mme. la ba-
ronne de Buzcnfal et Mme. la marquise de
liroglie prenant intérêt à moi, ne me lais-
seraient pas long-temps sans ressource j et ja
( * ) Je l'ai cru si long tems et si parfaitemenr,
que c'est à lui que depuis mon retenir à Paiis je
confiai le manuscrit de mes Confessions. Te dé-
fiant J. J. n'a jamais pu croire à la perfidie et
à la fausseté qu'après en avoir été la victime.
N 6
^4 LES CONFESSIONS.
ne uie trompai pas. Parlons maintenant de
mon entrée chez Mme. Dnpin qui a eu d&
plus longues suites.
MnxQ. JDupiii était, comme on sait, fille
de Samuel Bernard et de Mme. Fontaine.
Elles éla;eut trois sœurs qu'où pouvait ap-
peler les trois grâces. IMme. de la Touche ,
qui fit une escapade eu Angleterre avec le
duc de Kingston. Mme. à.' Epiuay , l'amie,
l'unique et sincère amie de M. le prince de
Conti y femme adorable , autant par la dovi-
ceur, parla bontcdeson charmant caractère,
que par ragrcment de son esprit , et par l'inal-
tcrablc gaîié de son humeur. Enfin Mme.
JJnpin , la pins belle des trois, et la seule à
qui l'on n'ait point reproché d'écart dans
sa CQuduitc.
Eilefutleprix derhospitalitédcM. JDtipin^
à qui sa mère la donna avec une place de
fermicr-géncrai et une fortune immense , ea
recouuaissance du bon accueil qu'il lui avait
fait dans sa province. Elle c'tait encore,
quand je la vis pour la première fois, une
des plus belles femmes de Paris. Elle inc reçut
à sa toilette. Elle avait les bras nus , les
cheveux épavs , sou peignoir mal arran-
gé. Cet abord m'était Ucs - nouveau \ iha
LIVRE Y I I. 2-5
pauvre tête n'y tint pas : Je me trouble ,
je m'égare; et bref , me voilà épris de Mine.
Ditpin.
Mon trouble ne parut pas me nuire auprès
d'elle; elle ne s'en aperçut point. Elle ac-
cueillit le livre et l'auteur , me parla de mon
projet en personne instruite, chanta, s'ac-
compagna du clavecin, me retint à dîner,
IDC fit mettre à table à côté d'elle ; il n'en
fallait pas tant pour me rendre fou , je le
devins. Elle me permit de la venir voir;
j'usai , j'abusai de la permission. J'y allais
presque tons les jours , j'y dînais deux ou
trois fois la semaine. Je mourais d'envie de
parler ; je n'osai jamais. Plusieurs raisons
renforçaient ma timidité naturelle. L'entrée
d'une maison opulente était vine porte ou-
verte à la fortune; je ne voulais pas dans ma
situation , risquer de me la fermer. Mme.ZJM-
/'/« , toute aimable qu'elle était, était sérieuse
et froide ; je ne trouvais rien dans ses ma-
nières d'assez agaçant pour m'enhardir. Sa
maison, aussi brillante alors qu'aucune autre
dansParis, rassemblaitdes sociétés auxquelles
il ne manquait que d'être un peu moins nom-
breuse» pour être d'élite dans tous les genres.
Lllc aimait à voir tous les geus c[ui jetaient
226 LES CONFESSIONS.
de l'éclat : lesj^ratids, les gens-dc-letties , les
Lellcs femmes. On ne vovaitchezellcque ducs,
ambassadeurs, cordons bleus. Mme. la prin-
cesse de Rofian , Mme. la comtesse de For-
calijuier , Mme. de Mirepoix , Mme. de
Brignolé , milady Herrey pouvaient passer
pour ses amies. M. ào. Fontenelle ^ l'abbé de
Saint- Pierre, l'abbé S allier , M. de For-
ma Jtt ^ M. de Bernls , M. de Bvjfoii , JM. de
p'oltaire , o'taient de son cercle et de ses dî-
ners. Si son maintien réservé n'attirait pas
beaucoup les jeunes gens , sa société d'autant:
mieux composée n'eu était que plus impo-
sante, et le pauvre .7e^«-./^?c7«« ti'avait pas
de quoi se flatter de briller beaucoup au mi-
lieu de tout cela. Je n'osai donc parler ; mais
ne pouvant plus me taire, j'osai écrire. Elle
garda deux jours ma lettre sans m'en parler.
Le troisième jour elle me la rendit, m'adres-
sant verbalement quelques mots d cxhorla-
tion d'un ton froid qui me glaça. Je voulus
parler, la parole expira sur mes lèvres : ma
subite passion s'éteignit avec l'espérance; et,
après une déclaration dans les formes , je
continuai de vivre avec elle comme aupara-
vant, sans plus lui parler de rien, même des
yeux.
LIVRE Y t I. 227
Je crus ma sottise oubliée ; je me trompai.
ISl.àQ Francjteil , fils de M. JJj/pin et beau-
fils de Mme. , était à-peu-près de son âge et
du mien. Il avait de l'esprit ^ de la figure,
il pouvait avoir des prétentions ; ou disait
qu'il en avai^ auprès d'elle , uniquement peut-
être parce qu'elle lui avait donné une femme
bien laide, bien douce, et qu'elle vivait par-
faitement avec tous les deux. M. de Francueil
aimait et cultivait les talcns. La musique,
qu'il savait fort bien , fut entre nous un
moyen de liaison, .le le vis beaucoup ; je m'at-
tachais à lui : tout d'un coup il me fit en-
tendre que Mme. Dupin trouvait mes visites
trop fréquentes, et me priait de les discon-
tinuer. Ce compliment aurait pu être h sa
place quand elle me rendit ma lettre; mais
huit ou dix jours après , et sans aucune antre
cause , il veuai l , ce me semble , hors de pro-
pos. Cela fesait une position d'autant ])lus
bizarre , que je n'eu étais pas moins biea
venu qu'auparavant chez M. et 'h\\x\t. Fran~
cueiL J'y allai cependant plus rarement, et
j'aurais cessé d'y aller toul-à-fait, si, par
un autre caprice imprévu, Mme. JJupiii hc
m'avait fait prier de veiller pendant huit ou
dix jours à sou fils , qui , changeant de gou-
228 LES CONFESSION S.
verneur , restait seul durantcet intervalle. Ja
passai ces huit jours dans un supplice que lo
plaisir d'obéir à Mu;e. Diipin pouvait seul
me rendre souSVablc : io ne m'en serais pas
charge' huit au très jours de plus, quand Mme.
Dupin se serait donnée à moi pour récom-
pense.
jM. de Francjieil me prenait en amitié, je
travaillais avec lui ; nous commençâmes en-
semble un cours de chimie chez Hoiiclle.
Pour me rapprocher de lui , je quittai mon
hôtel Saiut-(^uentin , et vins me loger au jeu
de paume de la rue Verdelet , qui donne dans
la rue Plâ trière où logeait M. Dupin. Là , par
la suite d'un rhume négligé, je gagnai jine
fluxion de poitrine dont je taillis mourir. J'ai
eu souvent dans ma jeunesse de ces maladies
inflammatoires , des pleurésies ctsur-tont des
esquinancics , auxquelles j'étais très - sujet,
dont je ne tiens pas ici le registre, et qui
toutes m'ont fait voir la mort d'assez près
pour me familiariser avec soa image. Durant
ma convalescence j'eus le temps de réfléchir
sur mon état, et de déplorer ma timidité ,
ma faiblesse et mon indolence , qui , mnl;;r'^
le feu dont je me sentais embrasé , me lais-
saient languir daus l'oisiveté d'esprit, ton-
L I V R E VI r. 229
jours à la porte de la misère. La veille du jour
où j'étais tombe' malade , j'étais aile' à uu
opéra de Royer qu'on donnait alors , et dont
j'ai oublié le titre. Malgré ma prévention pour
le talent des antres , qui m'a toujours fait dé-
lier des miens , je ne pouvais m'erapèchcr do
trouver ectte musique faible , sans chaleur ,
sans invention. J'osais quelquefois me dires
il me semble que je ferais mieux que cela.'
Mais la terrible idée que j'avais de la compo-
sition d'un opéra, et l'importance que j'en-
tendais donner par les gens de l'art à cette
entreprise, m'en rebutaientà l'instant même,
et me fesaient rougir d'oser y penser. D'ail-
leurs , où trouver quelqu'un qui voulût me
fournir des paroles, et prendre la peine de
les tourner à mon gré ? Ces idées de musique
et d'opéra me revinrent durant ma maladie ,
et dans le transport de ma fièvre je composais
des chants, des duo , des chœurs. .Te suis
certain d'avoir fait deux ou trois morceaux:
dl prima intenzione , dignes peut-être de
l'admiration des maîtres, s'ils avaient pu les
entendre exécuter. Oh si l'on pouvait teiir
registre des rêves d'un fiévreux, quelles gran-
des et sublimes choses on verrait sortir quel-
quefois de sou délire !
23o LES CONFESSIONS.
Ces sujets de musique et d'opéra m'occu-
pèrent encore pendant ma convalescence ,
mais plus tranquillement. A force d'y penser,
et malgré moi, je voulus en avoir le cneur
net , et tenter de faire a moi seul un opéra ,
paroles et musique. Ce n'était pas tout-à-fait
mon coup d'essai. J'avais fait à Chambéri
un opéra-tragédie intitulé Iphis et Ana.ra-
rete , que j'avais eu le bon sens de jeter au
feu. J'en avais fait à Lyon un autre intitulé
la Découverte du nouveau monde , dont ,
après l'avoir lu à ^I. Bordes , a l'abbé de
Mably , à l'abbé Truhletcia d'autres, j'a-
vais fini par faire le même usage, quoique
j'eusse déjà fait la musique du prologue et
du premier acte , et que Vai'idn\''cùt dit, en
voyant cette nuisique, qu'il y avait des mor-
ceaux dignes de Buononcini.
Cette fois , avant de mettre la main à
l'ouvrage, je nie donnai le temps de méditer
mon plan. Je projetai dans un ballet héroïque
trois sujets dillcrens en trois actes détacbés ,
chacun dansun tbH'érentcaracfcredc musique,
et prenant pour chaque sujet les amours d'un
poète , j'intitulai in:\.o\tû,ïales Muses galantes.
Mon premier acte , en genre de musique forte ,
était le Tasse j le second eu genre de musique
L I t' R E T I T. 23r
tendre , e'tait Ovide ; et le troisième , intitulé
yinacréen , devait respirer la gaîte' du dity-
rambe. Je m'essayai d'abord sur le jjrcinier
acte , et je m'y livrai avec une ardeur qui ,
pour la première fois , me fit goûter les
de'lices de la verve dans la composition. Un
soir, près d'entrer à l'opéra, me sentant
tourmenté, maîtrise' par mes idées , je remets
mon argent dans ma poche , je cours m'eu-
fermer chez moi ; je me mets au lit, après
avoir bien ferme tous mes rideaux pour em-
pêcher le jour d'y pe'nétrer , et là me livrant
à tout l'Oestre poétique et musical , je com-
posai rapidement en sept ou huit heures
la meilleure partie de mon acte. Je puis
dire que mes amours pour la princesse de
Ferrare (car j'étais le Ta-ise pour lors) ,
et mrs nobles et fiers sentimens vis-à-vis de
son injuste frère , me donnèrent une nuit
cent fois plus délicieuse que je ne l'aurais
trouvée dan s les bras de la princesse elle-même.
Il ne resta le matin dans ma tcte qu'une bien
petite |)artie de ce que j'avais fait; mais ce
peu , presque effacé par la lassitude et le
Joinmeil , ne laissait pas de marquer encore
l'énergie de» morceaux dont il offrait les
débris.
232 LES CONFESSIONS.
Pour cette fois je ne poussai pas fort loiu
ce travail , eu ayant cté détourne par d'antres
aQ'aircs. Taudis que jc m'attachais à la jnaisoii
Dupin ) Mme. de Bnzenval et Mme. de
^r<?^'7/>jquejecontinuaide voir quelquefois,
ne m'av'aicut pas oublie'. 31. le Comte de
iï/o«/<7/^?/, capitaine aux gardes, venaitd'être
nommé ambassadeur à Venise. C'était un
ambassadeur de la façon de Barjac , auquel
il lésait assidûment sa cour. Son frère, le
chevalier de Moiita'igu , gentilhomme de la
manche de monseigneur le daupiiin , était
de la connaissance de ces deux dames , et
de celle de l'abbé Alary ^ de l'académie fran-
çaise , que je voyais aussi quelquefois. ôMmc.
de Broglie , sachant que l'ambassadeur
cherchait un secrétaire , me proposa. Nous
cntriimcs en pourparler. Je demandais cin-
quante louis d'appoin tement , ce qui était
bien peu dans une place ovi l'on est obligé
de figurer. Il ue voulait me donner que cent
pistoles, et que je fisse le voyage à mes frais.
La proposition était ridicule. Nous ue pûmes
nous accorder. M. de Franciteil ([w'i fesait ses
eflbrts pour me retenir, l'emporta.
Je restai, et 31. de Moutaigu partit,
emmeuaut un autre secrétaire , appelé M.
L T V R E V I I. 233
roUmi y qu'où lui avait donné au bureau
des aflaires étrangères. A peine furent-ils
arrivés à Venise qu'ils se brouillèrent. Follait
voyant qu'il avait à faire à vin fou , le planta
là. Et M. de Montaigu n'ayant qu'un jeune
abbé appelé M. de Jiinis qui écrivait sous le
secrétaire , et n'était pas en état de remplir la
place, eut recours à moi. Le chevalier sou
fière , homme d'esprit , me tourna si bien ,
ïue fesant enlendrc qu'il y avait des droits
attachés à la place de secrétaire, qu'il me fit
accepter les mille francs. J'eus vingt louis
pour mon voyage , et je partis.
A Lyon j'aurais bien voulu prendre la
route du mont Cenis , pour voir eu passant
ma pauvre maman. Mais je descendis le
Rhône , et fus m'tmbarquer à Toulon , tant
à cause de la guerre et par raison d'économie ,
que pour prendre un passe-port de M. de
Mirepoix qui commandait alors en Provence,
et à qui j'étais adressé. M. de Montaigu ,x\t,
pouvant se passer de moi , m'écrivait lettre
surlcUrc pour presser mon voyage. Un inci-
dent le retarda.
C'était le temps delà peste de Messine. I.a
flotte anglaise y avait mouillé , et visita la
felouque sur laquelle j'étais.
234 LES CONFESSION S-
Ccla nous assujettit , en arrivant à Gènes J
après une longue et pénible tiiaversée , à une
quarantaine de vingt-un jours.
On donna le choix aux passagers delà faire
à bord ou au Lazaret , dans lequel ou nous
prévint que nous ne trouverions que les
quatre murs, parce qu'on n'avait pas encore
ew le temps de le meubler. Tous choisirent
la felouque. L'insuportable chaleur, l'espace
étroit, l'impossibilité d'y marcher, la vermine,
me Hrent préférer le Lazaret , à tout risque.
Je fus conduit dans un grand bâtiment à deux
étages, absolument nu , où je ne trouvai ni
fenêtre , ni lit , ni table , ni chaise , pas
même un escabeau pour ui'asscoir , ni une
botte de paille pour me coucher. On m'ap-
porta mon manteau , mou sac de nuit , mes
deux malies , on ferma sur moi de grosses
portes à grosses serrures , et je restai là , maître
de me promener à mon aise de chambre ea
chambre et d'étage en étage , trouvant par-
tout la même solitude et la même nudité.
Tout cela ne me fit pas repentir d'avoir
choisi le Lazaret plutôt que la felouque; et,
comme un nouveau Robinsoti , Je me mis
à m'arranger pour mes vingt-un jours, comme
j'aurais fait pour toute ma vie. J'eus d'abord
LIVRE VII. 235
l'amusement d'aller à la chasse aux poux que
j'avais gagnés dans la felouque. Quand , à
force d'avoir changé de linge ot de hardcs,
je uie fus cntin rendu net , je procédai à
l'auieubleuient de la chambre que je m'étais
choisie. Je me fis un bon matelas de mes
vestes et de mes chemises, des draps de
plusieurs serviettes que je cousus, une cou-
verture de ma robe de chambre, un oreiller
de mon uiaateau roulé. Je me fis un siège
d'une malle posée à plat, et une table de
l'autre de champ. Je tirai du papier , une
écritoire; j'arrangeai en manière de biblio-
thèque une douzaine de livres que j'avais.
Bref, je m'accommodai si bien, qu'à l'excep-
tion des rideaux et des fenêtres , j'étais presque
aussi commodément à ce Lazaret, absolu-
ment nu, qu'à mon jeu de paume de la rue
Verdelet. Mes repas étaient servis avec beau-
coup de pompe : deux grenadiers, la baïon-
nette au bout du fusil , les escortaient; l'es-
calier était ma salle a manger, le palier me
servait de table , la marche inférieure me
servait de siège; et quand mon dîner était
servi , l'on sonnait, en se retirant, une clo-
chette pour ni'avcrtir de me mettre à table.
Entre mes repas , quaud Je ue lisais ui
336 LES CONFESSIONS.
n'écrivais , ou que je ne travallais pas à mon
ameublement, j'allais me promener dans le
cimetière des protcstans qui me servait de
cour , ou je moulais dans une lanterne qui
donnait sur lé poit , et d'où je pouvais voir
entrer et sortir les navires. Je passai de la sorte
quatorze jours, et j'y aurais passé la vingtaine
entière sans m'eunuyer un moment , si31. de
Joni'ille , envoyé de Fiance , à qui je lis par-
venir une lettre vinaigrée , parl'uméc et dt-mi-
bri'ilée , n'eût fait ai^régermou temps de huit
jours. Je les allai passer chez lui , et je me
trouvai mieux jjel'avoue , du j^îte desa maison
quedeceluidn Lazaret. Il me lit force caresses.
Z??//707/^ sou secrétaire , était \\\\ bon garçon,
qui me mena tant à Gènes qu'à la campagne ,
dans plusieurs maisons où l'on s'amiisoit
assez , et je liai avec lui connaissance et cor-
respondance ,quc nous cntrctinuics fort long-
temps. Je poursuivis agréablement uia route
à travers laLombardic. Je vis Milan, Vérone,
Bresse , Padoue , et j'arrivai enBn à Venise
jmpatiemmcntattcndu par M. l'ambassadeur.
Je trouvai des tas de dépêches , tant de la
cour que des autres ambassadeurs , dont il
n'avait pu lire ce qui était chiffré, quoiqu'd eut
tous les cUiilVcs uéccssaircs pour cela. N'ayant
jamais
L I V R E V I I. 2.37
jamais travaillé dans aucun bureau , ni vu de
nia vie un chiffre de luiuistre , je craignis d'a-
bord d'être embarrasse'; lualsje trouvai que
rien n'c'talt plus simple , et en moins de huit
jours j'eus dc'chiffrc le tout, qui assurément
n'en valait pas la pelue ; car , outre que l'am-
Lassade de Venise est toujours assez oisive ,
ce u'était pas à uu pareil homme qu'on eût
voulu confier la moindre négociation. Il s'é-
tait trouvé dans uu grand embarras jusqu'à
mon arrive'e , ne sachant ni dicter, ni écrire
lisiblement. Je lui étais très-utile ; il le sentait ,
et me traita bien. Un autre motif l'y portait
encore. Depuis M. de Froulay ^'ion prédéces-
seur , dont la tête s'était dérangée, le consul
de France, appelé M. le Hloiid était resté
charge des affaires de l'ambassade, et depuis
l'arrivée de M. de Montaign il continuait de
l.cs faire jusqu'à ce qu'il l'eut mis au fait. M. de
i»/o«/(2i^'7/, jaloux qu'un autre fît son métier,
quoique lui-même en fut incapable, prit eu
guignon le consul ; et si-tôt que je fus arrivé ,
il lui ôta les fonctions de secrétaire d'ambas-
sade pour me les donner. Elles étaient Insépa-
parables du titre ; Il me dit de le prendre.
T<«nt que je restai près de lui , jamais II
n'envoya que moi sons ce tltts au sénat et à
âlâiiioires. Tome lA. O
2S8 LES CONFESSIONS.
sou coufe'rcnt; et dans le fond il était fort
naturel qu'il aiiiiàt mieux avoir pour secré-
taire d'amliassade un homme à lui , qu'uu
consul ou un couuuis des bureaux uouiuaé
par la cour.
Cclarcnditma situation assez agréable, etem-
péclia ses gentilshommes , qui étaient italiens,
ainsi que ses pages et la plupart de ses gens ,
de me disputer la primauté dans sa maison. Je
me servis av^c succès de l'autorité qui \ était
attachée pour maintenir son droit de liste,
c'est-à-dire , la franchise de sou quartier ,
contre les tentatives qu'on lit piu-ieurs f o s
pour rcufreindre , et auxquelles ses officiers
vénitiens n'avaient garde de résister ; mais
aussi je ncsouQVis jamais qu'il s'y réfugiât des
bandits, quoiqu'il m'en eût pu revenir des
avatitages dont son excellence n'aurait pas dé-
daigné sa part. Elle osa même la réel amer su ries
droits du secrétariat, qu'on appelait la chan-
cellerie. On était en guerre ; il ne laissait pas
d'y avoir bien des expéditions de passe-povts.
Chacun de ces passe-ports payait un scqnin
au secrétaire, qui l'expédiait et le contresi-
gnait. Tous mes prédécesseurs s'étaient fait
payer indistinctement ce sequin , tant des
Français que des étrangers. Je trouvai cet
L I V R E V I r. 2?9
usage injuste ; et sans être français , je l'abro-
geai pour !cs Français : uia«s j'exigeai si ri-
goureusement mon droit de tout autre , que
le marquis Scotti , frère du favori de !a
reine d'Espagne , m'ayatit fait demander ua
passe-port sans m'envoyer le sequin , je le
lui fis demander ; hardiesse que, le vindicatif
italien n'oublia pas. Dès qu'on sut la reforme
que j'avais faite dans la taxe des passe-
ports , il ne se pre'senta plus pour en avoir
que des foules de prétendus français , qui
dans des baragouins abominables se disaient ,
l'un provençal , l'autre picard, l'autre bour-
guignon, ('onime l'ai l'oreille assez line, je
n'en fus guère la dupe , et je doute qu'un seul
italien m'ait soufflé mou sequin , et qu'un seul
français l'ait pa^^é. J'eus la bctise de dire à
M. Moiilaigii , qui ne savait rien de rien ,
ce que j'avais fait. Ce mot de sequin lui fit
ouvrir les oreilles ; et sans me dire son avis sur
la suppression de ceux des Français , il pré-
tendit que j'entrasse en compte avec lui sur les
autres, me promettant d: s avantages équiva
lens. Plus indigné de cette bassesse , qu'affecté
par mon propre intérêt, je rejetai hautement
sa proposition : il insista, je m'échauffai.
Non , Monsieur , lui dis-jc très - vivement ,
O 2
40 LES CONFESSIONS.
que votre excellence garde ce qui est à elle ^
et me laisse ce qui est a moi ; je ne lui eu cé-
derai jamais un sou. Voyant qu'il ne gagnait
rien par cette voie , il en prit une autre , et
n'eut pas houte de me dire que puisque j'avais
les profits de la chancellerie , il était juste que
j'en fisse les frais. Je ne voulus pas chicaner
sur cet article , et depuis lors j'ai fourni de
mon argent , encre , papier, cire, bougie,
nompareille, jusqu'au sceau que je lis refaire
sans qu'il m'en ait jamais rembourse un liard.
Cela ne m'empêcha pas de faire une petite
part du produit des passe - ports à l'abbé
de Binis , bon garçon , et bien éloigné de
prétendre à rleude semblable. S'il était com-
plaisant envers moi, je n'étais pas moins
honnête envers lui , et nous avons toujours
bien vécu ensemble.
Sur l'essai de ma besogne , je la trouvai
moins embarrassante que je n'avais craint
pour un homme sans expérience , auprès
d'un ambassadeur qui n'en avait pas davan-
tage , et dont |iour surcroit , l'ignorance el
l'entêtement contrariaient comme à plaisir
tout ce que le bon sens et quelques lumières
m'inspiraient de bien pour son service et
celui du roi. Ce qu'il lit de plus raisouuabla
L I V R E V I T. 241
fut de se lier avec le marquis Matri , ambas-
sadeur d-Espage, homme adroit et fin , qui
l'eût mené parle nez s'il l'eût voulu; mais
qui , vu l'union d'intérêt desdeuxcourounes,
le conseillait d'ordinaire assez bien , si l'autre
n'eût gâté ses conseils en fourrant toujours
dii sien dans leur exécution. La seule chose
qu'ils eussent à faire de concert , était d'cn-
gagv.r les Vénitiens à maintenir la neutralité.
Ceux-ci ne manquaient pas de protester do
leur iidclité à l'observer, tandis qu'ils four-
nissaient publiquement des munitions aux
troupes autrichiennes et même des recrues ,
sous prétexte de désertion. M. de Blontaigto
qui , je crois , voulait plaire à la république ,
ne manquait pas aussi , malgré mes représen-
tations , de me faire assurer dans toutes ses
dépêches qu'elle n'enfreindrait Jamais la neu-
tralité. L'entêtement et la stupidité de ce pau-
vre honmie me fesaicnt écrire et faire à tout
ment des extravagances dont j'étais bien
force d'être l'agentjpuisqu'il le voulait; mais
qui me rendaient quelquefois mon métier in-
supportable et même presque impralicablc. Il
voulait absolument , par exemple , que la plus
grande partie de sa dépêche au roi et de celle
an miuistre fùL en cUiffrcs , quoique l'une et
O 3
24* LES CONFESSIONS.
l'autre ne continssent absolument rien qui
demandât cette pre'caxition. Je lui reprç'sentaL
qu'entre le vendredi , Qu'arrivaient les dépê-
ches de la cour , et le samedi , que partaient
les nôtres, il n'y avait pas assez de temps
pour l'employer à tant de chifircs , et à la
forte correspondance dont j'étais chargé pour
le mémo courrier. 11 trouva à cela un expé-
dient admirable ; ce fut de faire des le jeudi
la réponse aux dépêches qui devaient arriver
le lendemain. Cette idée lui parut même si
heureusement trouvée , quoi que je puise lui
dire sur l'impossibilité , sur l'absurdilé de
son exécution , qu'il en fallut passer par-là ;
et tout le temps que j'ai demeuré chez lui ;
après avoir tenu note de quelques mots qu'il
ine disait dans la semaine à la volée , et do
quelques nouvelles triviales que^'atlais écu-
mant par-ci par-la , muni de ces uniques ma-
tériaux, )e ne ujanquais jamais le jeudi matin
de lui porter le brouillon des dépêches qui
devaient partir le samedi , sauf quelques addi-
tions ou corrections que je h sais à la hâte sur
celles qui devaient venir le vendredi , et aux-
quelles les nôtres servaient de réponses. Il
avait un autre tic fort plaisant et qui donnait
à sa corre?pondauce uu ridicule ditiicileàima-
L T V R E V I I. 243
gincr. C'était de renvoyer chaque nouvelle à
sa source, au-lieu de lui faire suivre son cours.
II marquait à M. ^melotXcs nouvelles de la
cour ; à M. de Maiirepas , celles de Paris ; à
M. d'//rt('r///co// r^ , celles de Suède; à M. de
la Chéfardie ^ celles de Pétersboiirg ; et quel-
quefois à chacun , celles qui venaient de lui-
niêine , et que ^'habilla s en termes un peu
dillerens. (domine de tout ce que je lui portais
àsiguer,il ne parcourait que les dépêches de
la cour, etsi^nait celles des autres auibassa-
dcnis sans les lire, cela nie rendait un peu
plus le maître détourner ces dernières à ma
mode , et )y lis au moins croiser les nouvelles.
Mais il me fnt impossible de donner \\n tour
raisonnable aux dépêches essentielles; heureux
encore quand il ne s'avisait pas d'y larder
improralu quelques lignes de sou estoc , qui
me forçaient de retourner transcrire en hâte
tonte la dépêche ornée de cette nouvelle im-
per lin cnce à laquelle il fallait donner l'honneur
dn chiffre , sans quoi il ne l'aurait pas sigtiée.
Je fus tente vingt fois , pour l'amour de sa
gloire , de chiffrer autre chose que ce qu'il
avait dit ; mais sentant que rien ne pouvait
autoriser une pareille intidélité , je 'c laissai
délirer à ses risques , content de lui parler
244 LES CONFESSIONS.
avec fraucliise , et de remplir aux miens ,
mou devoir auprès de lui.
C'est ce que je fis toujours avec une droi-
ture, un zèle et un courage qui méritaient de
sa part une autre récompense que celle que
j'en reçus à la fin. Il était temps que je fusse
une fois ce que le ciel qui m'avait doué d'un
heureux naturel , ce que l'éducation que
j'avais reçue de la meilleure des femmes, ce
que celle que je m'étais donnée à uioi-mcmc
m'avaient fait être , et je lo fus. Livré à moi
seul , sans ami , sans conseil , sans expérience ,
en pays étranger , servant uue nation étran-
gère , au milieu d'une foule de fripons qui,
pour leur intérêt et pour écarter le scandale
du bon exemple, m'excitaient à les imiter,
loin d'en ritu faire je servis la France a qui
je ne devais rien, et mieux l'ambassadeur ,
comme il était juste, en tout ce qui dépen-
dait de moi. Irréprocliable dans nu poste
assez en vue, je méritai, j'obtins l'estime
de la république , celle de tous les ambassa-
deurs avec qui nous étions en correspon-
dance , et l'alfcction de tous les français
établis à Venise , sans en excepter le consut
même que je supplantais à regret dans des
fouctions que je sayais lui être dues , et
L I V R E T I I. 245
frui me douuaieut plus d'embarras que de
plaisir.
M. de Montaigu , livré sans réserve au
jnarqnis lUari , qui n'entrait pas dans le
détail de ses devoirs, les négligeait à tel
point, que sans moi les français qvii étaient
à Venise , ne se seraient pas aperçus qu'il y
eût un ambassadeur de leur nation. Tou-
jours éconduiis sans qu'il voulût les entendre ,
lorsqu'ils avaient besoin de sa protection,
ils se rebutèrent, et l'on n'en voyait plus
aucun ni à sa suite, ni à sa table, où il ne
les invita jamais. Je fis souvent démon chef
ce qu'il aurait dû faire. Je rendis aux fran-
çais qui avaient recours à lui ou à moi, tous
les services qui étaient en mon pouvoir. Eu
tout autre pays j'aurais fait davantage ; mais
ne pouvant voir personne en place, à cause
de la mienne, j'étais forcé de recourir sou-
vent au consul ; et le consul établi dans le
pays oii il avait sa famille , avait des ménagc-
luens à garder , qui l'cmpècliaient de faire
ce qu'il aurait voulu. Quelquefois cependant
le voyant mollir et n'oser parler , je m'aven.
turais à des démarches hasardeuses dont plu-
sieurs m'ont réussi. Je m'en rappelle une
dont le souvienir me fait encore rire. Ou ne
Î46 LES CONFESSIONS.
$e douterait guère que c'est à inoi que les
amateurs du spectacle à Paris ont di'i Coral-
linetX. sa sœur CamiUe. Rien cependant n'est
plus vrai, f éronèse leur père , s'était engagé
avec ses enfans pour la troupe italienne-, et
après avoir rrcu deux mille francs pour son
voyage, au-lieu de partir, il s'était tran-
quillement inis à Venise au théâtre de Saint
Luc (*), où Coraline , tout enfant qu'elle
était encore, attirait beaucoup de monde.
M. le ducdcCffi-rr^A- , comme premier gentil-
bomme de la chambre, écrivit à l'auibassa-
denr pour réclamer le père et la lille. M. do
Montaiguiwc donnant la lettre, me dit, pour
toute instruction, voyez, cela. J'allai chea
M. le H/orid le prier de parler au patri-
cien à qui appartenait le théâtre de Saint
Luc, et qui était, je crois , un Zuslinian ^
afin qu'il renvoyât J éroiilse qui était
engage au service du roi. Le Blond , qui
ne se souciait pas trop de la coimnission, la
fit mal.
Zustinian battit la campagne , et TcvQ-'
( * ) Je suis en tloute si ce n'était point
Sahu-Stimuel, Les noms propres m'échappeqt ah-
solumenc.
L I V R E V I I. 247
n'èse ne fut point renvoyé. J'étais piqvié ;
l'on était en carnaval. Ayant pris la bahute
et le masque , je me fis mener au palais
Znsliniani. Tous ceux qui virent entrer ma
gondole avec la livre'e de l'ambassadeur ,
furent frappés : Venise n'avait jamais vu
pareille chose. J'entre, je me fais annoncer
sous le nom d'una siora Maschera. Si-tôt
que je fus introduit, j'ôte mon masque et
je me nomme. Le sénateur pâlit et reste
stupéfait. Monsieur, lui dis-je en vénitien,
c'est à regret que j'importune V. E. de ma
visite , mais vous avez à votre théâtre de
Saint Luc, un nommé p^éronèse qui est
engagé au service du roi, et qu'on vous a
fait demander inutilement : je viens le récla-
mer au nom de S. JM. Ma courte harangue
fiteQ'et. A peine étais-je parti que mon homme
courut rendre compte de son aventure aux
inquisiteurs d'Etat^ qui lui lavcrcut la tête.
p't'ronèse fut congédié le jour utcme. Je lui
fis dire que s'il ne partait dans la huitaine,
je le ferais arrêter; et il partit.
Dans une autre occasion , je tirai de peine
un capitaine de vaisseau niarclianrJ , par moi
«eul ,et ])re9juesai)s le concouis de personne.
11 s'appelait le capitaine Ulifet , de Marseille;
248 LES CONFESSIONS.
j'ai oublié le uoiu du vaisseau. Son équipagd
avait pris querelle avec des esclavons au ser-
vice de la republique. Il y avait eu des voies
de fait , et le vaisseau avait été' mis aux arrêts
avec uue telle sévérité que persoune, excepté
Je seul capitaine , n'y pouvait aborder ni
sortir sans permission. Il eut recours à l'am-
Jjassadeur qui l'envoya promener. Il fut au
consul qui lui dit que ce n'était pas une aQaire
de commerce , et qu'il pe pouvait s'en mêler :
aie sachant plus que faire , il revint à moi.
Je représentai à M. de Montaigii qu'il devait
aiie permettre de donner sur cette affaire ua
mémoire au sénat. Je ne me rappelle pas s'il y
consentit, et si je présentai le mémoire, mais
je me rappelle bien qnemes démarches n'abou-
tissant à rien , et l'embargo durant toujours ,
je pris un parti qui me réussit. J'insérai la
j-elation de cette affaire dans tuie dépêche à
M. de iMaurcpas , et j'eus même assez depciuc
à engager M. de MontaigM à laisser passer cet
article.
Je savais nue nos dépêches, sans valoir
trop la peine d'êue ouvertes , l'étaient à
Venise. J'en avais la preuve dans les articles
que j'en trouvais mot pour mot dans la
gaiiette, iuAdc'iilc dont j'ayais inutilement
Toulu
L I V R E V I I. 249
voulu porter l'ambassadeur à se plciindrc.
Moti objet , eu pariant de cette vexation daus
ladôjJBcbe, était de tirer parti de leur curio-
sité pour leur faire peur , et les engager à
délivrer le vaisseau ; car s'il ei'it fallu alteudrc
pour cela la réponse de la cour, le capitaiue
était ruiné avant qu'elle fût venue. Je fis
plus; je lue rendis au vaisseau pour interro-
ger l'équipage. Je pris avec moi l'abbé
Patizel, chancelier du consulat, qui ne vint
qu'à conlre-cœur , tant tous ces pauvres gens
craignaient de déplaire au sénat! Ne pouvant
luontrr a bord à cause de la défense , je
restai dans ma gondole , et ;'y dressai uiou
verbal , interrogeant à haute voix et succes-
sivement tous les gens de l'équipage , et
dirigeant uics questions de manière à tirer
des réponses qui leur fussent avantageuses.
Je voulus engager Patizel a faire les inter-
rogations et le verbal li:i-mêuie, ce qui eu
effet était plus de sou métier que du mieu.
Il n'y voulut jamais consentir , ne dit pas
uu seul mot, et voulut à peine signer le
verbal après moi. (>ctte déuin relie un pci»^
hardie, eut cependant uu hcureui: succès,
et le vaisseau fut délivré long-temps avant
la réponse du ministre. Le capitaine voulut
Mcmoires. Tome II. P
25o LES CONFESSIONS.
ine faire nn présent. Sans me fâcher je lui
dis, en lui frappant snr l'c'panle ; capitaine
OHcet , crois-tii qiu- coini qui ne reçoit pas
des Français vm droit de passe-port qu'il
trouve établi , soit homme à leur vendre la
protection du roi ? Il voulut au moins me
donner sur son bord un diné que j'acceptai ,
et où Je menai le secrétaire d'ambassade d Es-
pagne , nommé Ccirrio , homme d'esprit et
très-aimable , qu'on a vu depuis secrétaire
d'ambassade à Paris, et chargé des affaires,
avec lequel je m'étais intimement lié, à l'exem-
ple de nos ambassadeurs.
Hcureuv si, lorsque je fesais avec le plu-s
parfait désiuléresscuient tout le bien que je
pouvais faire , j'avais su mettre assez d'ordre
et d^attrntion dans tous ces menus détails
pour n'en pas être In dupe, et servir les autres
à mes dépens. Mais dans des places comme
celle que j'occupais, où les moindres fautes
ne sont point sans conséquence , j'épuisais
toute mon attention jîour n'en point faire
contre mon service. Je fus jusqu'à la fin
du plus faraud ordre et de la plus grande
exactitude en tout ce qui regardait mon de-
voir essentiel. Hors quelques erreurs qu'iuie
précipitation forcée me lit faire eu chilTraiil,
LIVRE VIT. 23i
et dont les commis de M. y^inelot se plaigni-
rent vinc fois, ni l'ambassadeur, ni personne
n'eut jamais à me reprocher utic seule négli-
gence dans aucune de mes fonctions ; ce qui
est à noter pour un homme aussi négligent
que moi : mais je manquais parfois de mé-
moire et de soin dans les affaires particulières
dont je me chargeais , et l'amour de la justice
m'en a toujours fait supporter le pre'judice
de mon propre mouvement, avant que per-
sonne songeât à se plaindre. Je n'en citerai
qu'un seul trait, qui se rapporte à mon
départ de Venise , et dont j'ai senti le contre-
coup dans la suite à Paris.
Notre cuisinier, appelé B.owtsclot , avait
apporté de l''rancc un ancien billet de deux
cents francs , qu'un perruquier de ses amis
avait d'im noble vénitien, appelé Zoveito
Kaiuii , pour fonrniliues de perruques.
Roiisselot m'apporta ce billet , me priant
de tâcher d'en tirer quelque chose par ac-
commodement. Je savais, il savait aussi que
l'usage constant des nobles vénitiens est de
ne jamais payer , de retour <lans leur patrie,
les dettes qu'ils ont contractées en pajs
étratiger. Quand ou les y veut contraindre,
ils consument en tant de longueurs et de
P 1
252 LES CONFESSIONS.
frais le malheureux créancier, qu'il se rebute
et finit par tout abandonner ou s'accoin-
zuodcr presque pour rien. Je priai M. le
Jilotid de parler à Zanetto. Celui-ci convint
du billet, non du paiciuent. A force de
batailler, il promit enfin trois scquius. Quand
le Blond lui porta le billet, les trois scquins
ne se trouvèrent pas prêts ; il fallut attendre.
Duraat cette attente , survint ma querelle
avec l'ambassadeur , et ma sortie de chez
lui. Je laissai les papiers de l'ambassade
dans le plus grand ordre , mais le billet de
Rousselot ne se trouva point. M. le i^'orid
m'assura nie l'avoir rendu. Je le connaissais
trop honnête homme pour en douter, mais
il me fut impossible de me rappeler ce
qu'e'tait devenu ce billet. Comme Zanetto
avait avoué la dette , je priai M. le Blond
de tâcher d'en tirer les trois sequius sur un
reçu, ou de l'engager à renouveler le billet
par duplicata. Zanetto sachant le billet
perdu, ne voulut faire ni l'un ni l'autre.
J'offris h Rousselot les trois scquins de ma
bourse , pour l'aquit du billet. Il les refusa
et me dit que )e uraecomuioderais à Paris
avec le créancier dont il me donna l'adresse,
Le perruquier, sachant ce qui s'e'tait passé,
L r V R E V I I. 253
▼oulut son billet ou sou argent en entier.
Que n'auiais-je point donné dans iroii in-
dignation pour retrouver ce maudit billet!
Jo payai les deux cents francs, et cela dans
ma plus grande détresse. Voilà connnent la
perte du billet valut au créancier le paiement
de la somme entière, tandis que si, malbeu-
Teusement pour lui , ce billot se lut retrouve,
il en aurait difficilement tiré les dix éeus
promis par S. E. Zanetto Nanni.
Le talent que Je crus me sentir pour mou
emploi, me le lit remplir avec goiit ; et bors
la société de mon ami Carrio, de celle du
vertueux Altnna dont j'aurai bientôt à
parler, bors les récréations bien innocentes
de la place Saint-Marc, du spectacle et de
quelques visites que nous fesions presque
toujours ensemble , je fis mes seuls plaisirs
de mes devoirs. (Quoique mon travail ne fût
pas fort pénible, sur-tout avec l'aide de
I3inis, comme la correspondance était très-
étendue et qu'on était en temps de guerre,
je ne laissais |)as détre occupé raisonnable-
ment. Je travaillais tous les jours une bonne
partie de la matinée , et les jours de courrier,
quelquefois jusqu'à minuit. Je consacrais le
reste du temps à l'étude du métier que j©
P3
2^4 LES CONFESSIONS.
commençais , et dans lequel je comptais bien ^
par le succès de mon début, être employé
plus avantageusement dans la suite. En effet,
il n'v avait qu'une voix sur mon compte ,
h commencer par colle de l'ambassadeur ,
qui se louait hautement de mon service,
qui ne s'en est jamais plaint, et dont toute
la fureur ne vint dans la suite que do ce que
in'étant plaint inutilement moi-même, ;e
voulus enfin avoir mon congé. Les ambas-
sadeurs et ministres du roi avec qui nous
étions en correspondance , lui fesaicnt, sur
le mérite de son secrétaire, des coniplinieiis
qui devaient le flatter, et qui , dans sa mau-
vaise tête , produisirent un effet tout contraire.
Il c)i rceut un sur-tout dans une circonstance
essentielle qu'il ne m'a jamais pardonné. Ceci
vaut la peine d'être expliqué.
Il pouvait si peu se gêner, que le samedi
même, jour de presque tous les courriers,
il ne pouvait attendre, pour sortir, que le
travail fût achevé ; et me talonnant sans
cosse pour expédier les dépêches du roi
et des ministres, il les signait en hâte, et
puis courait je ne sais où , laissant la plupart
des autres lettres sans signature ; ce qui me
lorcait, quand ce n'était que des nouvelles.
LIVRE VII. 255
de les tourner eu bulletins ; tuais lorsqij'il
s'agissait d'affaires qui regardaient le service
du roi, il fallait bleu que quelqu'un signât,
et je signais. J'en usai ainsi pour nu avis
important que nous venions de recevoir de
M. Vincent, charge des affaires du roi à
Vienne. C'e'tait dans le temps que le prince
de Lobkoiiitz marchait à Naples , et que le
comte de Gages ht cette mémorable retraite,
la plus belle manœuvre de guerre de tout le
siècle, et dont l'EuroiJC a trop peu parle'.
L'avis portfiit qu'un homme dont M. / iiicent
nous envoyait le signalement , partait de
Vienne, et devait passer à Venise, allant
furtivement dans l'Abruzzc , chargé d'y
faire soulever le peuple à l'approche des
Autrichiens.
En l'absence de M. le comte de Moutaign
qui ne s'intéressait à rieu , je fis passer à M,
le marquis de X Hôpital cç^i avis >i à propos,
que c'est peut-être à ce pauvre Jean'.Jacqnes
si bafoué, que la maison de Bourhoti doit la
conservation du royaume de Naples.
Le marquis de V Hôpital eu remerciant
sou collègue, comme il était juste, lui parla
de sou secrétaire et du service qu'il venait
de rendre à la cause commune. I,c comte
i* 4
256 LES CONFESSIONS. •
de BlontaigJi , qui aviiit a se reprocher sa
négligence dans celte affaire, crut entrevoir
dans ce coiripliment un reproche , et m'en
parla avec humeur. J'avais clé dans le cas
d'en user avec le comte de Castellane ,
ambassadeur à Constaiitiiiople , comme avec
le marquis de V Hôpital , quoiqu'en choses
moins importantes. Comme il n'y avait point
d'autic poste pour Con.stantinople que les
courriers que le sénat envoyait de temps ea
temps à 60U bayle , on donnait avis du
départ de ces courriers ?i raml)assadeur de
France, pour qn'il put écrire par celte voie
à son collègue, s'il le jus^eait à propos. Cet
avis venait d'ordinaire un jour ou deux à
l'avance ; mais on fesnit si peu de cas de
M. de iMoiitaii^u qu'on se contentait d'en-
voyer chez lui, pour la forme , ime heure
ou deux avant le départ du courrier; ce qui
nie mit plusieurs fois dans le cas de faire la
dépêche en sou absence. RI. de Castellane
en y répondant, fesait mention de moi eu
termes honnêtes ; autant en fesait à Gènes
M.de ,/ont'il'e ; au'atit de nouveaux griefs.
J'avoue que je ne fuyais pas l'occasion de
me faire connaître ; mais je ne la cherchais
pas non plus hors de propos , cl il me pa-
L I V R E V I I. 257
raissalt fort juste, en servant bien, d'aspirer
au prix naturel des bous services , qui est
rcstime de ceux qui sont eu état d'en juger
et de les récompenser. Je ne dirai pas si mon
exactitude à remplir mes fonctions c'tait de
la part de l'ambassadeur un légitime sujet
de plainte , mais je dirai bien que c'est le seul
qu'il ait articulé jusqu'au jour de notre sépa-
ration.
Sa maison , qu'il n'avait jamais raisesurun
trop bon pied, se remplissait de canaille : les
Français y étaient mial traités ; les Italiens y
prenaient l'ascendant^ et même parmi eux les
bons serviteurs, atlacbésdcpuis long-temps
à l'ambassade, furent tous mal-bonuctemeut
chassés, entr'autrcs son premier gentilhomme
qui l'avait été du comte de h'roulay , et qu'on
appelait , je crois , le comte Péati , ou
d'un nom très-approchant. Le second gentil-
homme , du choix de M. de JMontaigu ^ était
un bandit de Mantoue, appelé Dominique
t"^itali^ à qui l'ambassadeur coniia le soin
de sa maison , et qui , à Ibrcc de patclinage et
de basse lésine , obtint sa coniiance et devint
son favori , au grand préjudice du peu
d'honuctes gens qui y étaient encore, et du
secrétaire qui était à leur tctc. L'œil iulègr»
P 5
258 LES CONFESSIONS.
d'un lionnôtc homme estlonjours inquiétant
pour les tVipous. Il n'en aurait pas fallu da-
vantage pour que celui-ci me prît en liaiuc ;
mais cette haine avait une autre cause encore,
qui la rendit bien plus cruelle. Il faut dire
cette cause . aQn qu'on me condamne si
j'avais lort.
L'arahassadeur avait, selon l'usa^iie, une
loge à chacun des cinq spectacles. Tous les
jonrsb dîner il nommait Icthe'àtre où il vou-
lait aller ce jour-là. Je choisissais après lui,
et les gentilshommes disposaient dos autres
loges. Je prenais en sortant la clef de la loge
que j'avais choisie. Un jour /' '/ta// n'était pas
là , je chargeai le valet-dc-pied qui me servait,
de m'apporter la mienne dans iine maison
que je lui indiquai, l'/tal/ , au-licn de m'cn-
voyer ma clef, dit qu'il en avait dispose.
J'étais d'autant plus outré, que le valcl-de-
pied ut'avait rendu compte de ma commission
devant tout le monde. Le soir, V/ta// voulut
me dire quelques mots d'excuse que je ue
rcçnspoint. Demain, Monsieur, luidis-je, voua
viendrez me les faire à telle heure, dans la
maison où j'ai reçu l'aiïront, et devant les
gens qui en ont été témoins ; ou après de-
main, quoi qu'il arrive, je vous déclare que
L I V R E V I I. 2^9
vous ou moi sortirons d'ici. Ce ton décidé
'lui cil imposa. Il vint au lieu et à l'iicure lue
faire des excuses jDubliqiics avec une bassesse
digne de lui : mais il prit à loisir ses mesures ;
et tout en me fcsant de grandes courbettes ,
il travailla tellement à la sourdine, (pie, ne
pouvant porter l'ambassadeur à me donner
3110U congé, il me mit dnns la nétessilc de
le prendre.
Un pareil misérable n'était assurément pas
fait pour me connaître , mais il connaissait de
moi ce qui servait à ses vues. Il méconnaissait
bon et doux à l'excès , pour supporter des
torts involontaires, tîer et peu endurant pour
des offenses préméditées, aimant la déccuce
et la dignité dans les clioses convenables, et
non moins exigeant pour l'honneur qui
m'était du, qu'attentif à rendre celui que
je devais aux autres. C'est par-là qu'il entre-
prit et vint à bout de me rebuter. Il mit
la maison sens dessus-dessous ; il en ôta ce
que j'avais tâché d'y uiaintenir dérègle, de
subordination, de propreté, d'ordre. Une
maison sans femme a besoin d'une discipline
un peu sévère pour y lairc régner la modestie
inséparable de la dignité. Il ht bientôt delà
nôtre uu lieu de crapule et de licence, un.
26o LES C O I^" F E S S I O N S.
repaire de fripons et de debaucbc's. Il donna
pour second gcnlilhomme à 8. E. , àla place
de celui qu'il avait fait chasser , un autre
maquereau coïKnie lui , qui tenait bordel
public à la croix de iNIalte ; et ces deux co-
quins bien d'accord, étaient d'une indécence
égale à leur insolence. Hors la seule cbauibre
de l'ambassadeur, qui même u'etait pas trop
en règle , il n'y avait pas un seul coin dans
lamaison souCfrable pour un bonnéle honunc.
ComraeS.E. ne soupait pas, nous avions le
soir, les gentilshommes et moi, une table
particulière où mangeaient aussi l'abbé de
Jiinis et les pages. Dans la pins vilaine
gargotte on est servi plus proprement , plus
décemment, en linge moins sale, et loua
mieux à manger. On nous donnait luie seule
petite chandelle bien noire, des assiettes d é-
tain, des fourchettes de fer.
Passe encore pour ce qui se fesalt en secret ;
mais ou ra'ôta ma gondole : seul de tous les
secrétaires d'ambassadeur, j'étais forcé d'eu
louer une , ou d'aller à pied , et je n'avais
plus la livrée de vS. E. que quand j'allais au
sénat. D'ailleurs , rien de ce qui se passait au
dedans n'était ignoré dans la ville. Tous les
oUicicis de l'ambassadeur jctaieut les hauts
L I V R E V I I. 261
cris. Jlominiqiie ^ la seule cause de tout,
criaille plus haut, sacliant bien que riiidé-
cencc avec laquelle nous étions traites,
m'était plus sensible qu'à tous les autres.
Seul de la maison, je i}c disais rien au dehors ;
mais je me plaignais vivement à l'ambas-
sadeur, et du reste, et de lui-niênis , qui
secrètement excite' pa son auie duauie'e , me
fesait chaque jour quelque nouvel affront.
Forcé de dépenser beaucoup pour me tenir au
pair de mes confrères et convenablement à
mon poste, je ne pouvais arracher un sou
de mes appointcmens ; et quand je lui de-
mandais de rart',ent , il me parlait de sou
estime et de sa confiance, comme si elle
ei'it dii remplir ma bourse et pourvoir à tout.
(]esdcux bandits finirent par faire tourner
tout-à-fait la tête à leur maître qui ne l'avait
déjà pas trop droite, et le ruinaient dans un
brocantage continuel , par des marchés de
dupe, qu'ils lui persuadaient être des marchés
d'escroc. Tls lui (ireut louer sur la Brcuta
vin palazzo le double de sa valeiu", dont ils
partagèrent le sur|)lus avec le propriétaire.
Les appartcmens en étaient incrustés en mo-
saïque, et garnis de colonnes et pilastres de
très-beaux marbres , à la modcdu pa\ s. M. de
262 LES CONFESSIONS.
Jlloiitnign fit superbement luasqHcr tout
cela (l'une boiserie de sapin, par l'unique
raison qu'à Paris les appartenicns sont ainsi
boise's. Ce fut par une raison semblable que ,
seul de tous les ambassadeurs qui étaient à
Venise, il ôla l'ciiceà ses pages , et la canne
à ses valcts-dc-picd. Voilà quel était l'honuiie
qui, toujours par le même motif peut-être
me prit en grippe , uniquement sur ce que
)q le servais lidclemcut.
J'endurai pnticnnnent SCS dédains, sa bru-
talité, SCS mauvais traitcuiens , tant qu'en y
voyant de l'humeur, je crus n'y pas voir de
la haine : mais dès que je vis le dessein formé
de me priver de l'hontieur que je mcrilais
par mon bon service, je résolus d'yrenonccr.
La première marque que je reçus de sa
mauvaise volonté, fut à l'occasion d'un dîner
qu'il devait donner à AI. le duc de Modeiie
et à sa famille, qui était alors à Venise, et
dans lequel il me signilia que je n'aurais
pas place à sa table. Je lui répondis , piqué,
mais sans me fâcher, qu'ayant l'honneur
d'y dîner jonrnelleinent , si RI. le duc de
iJ/o^fV/e exigeait que je m'en abstinsse quaiid
il y viendrait , il était de la dignité de S. E. et
de mou devoir de n'y pajcouscutir. Comment,
L I V R E Y I I. 265
dit-il arec emportcraeiit, mon secictairc , qui
incmc n'c.^t pas gentilliomme , prétend dîner
avec un souverain q.uaud mes gentilshommes
n'y dînent pas ? Oui Monsieur, lui répliquai-
je ; le po;ste dont m'a honore V. E. m'ennoblit
si bien , tant que je le remplis , que j'ai
luéme le pas sur vos gentilshommes ou soi-
disant tels, et suis aduiis où ils ne peuvent
l'être. Vous n'ignorez pas que le jour que
vous ferez votre entrée publique, je suis
appelé par l'étiquette , et par un usage immé-
morial à vous y suivre en habit de ce'rémonie,
et à l'honneur d'y dîner avec vousau palais
deSt.-31arc ; et je ne vois pas pourquoi un
liomme qui peut et doit manger en public
avec le doge et le sénat de Venise, ne pourrait
pas manger en particulier avec JNL le duc
de Jlodè/ie. Quoique l'argument fût sans
réplique , l'aïubassadeur ne s'y rendit point ;
mais nous n'eûmes pas occasion de renou-
veler la dispute , M. le duc de Modène uélaut
point venu dîner chez lui.
Des -lors il ne cessa de me donner des
désagrémens , de me faire des passe-droits ,
s'cfforcant de m'ôter les petites prérogatives
attachées à mon poste , pour les transmettre
à sou cher A'ita/i , et je suis sûr que s'il cù»
264 LES CONFESSIONS.
osé l'eiivo3"er au sénut à lua place , il Taurait
fait. Il employait oïdinairemeut l'abbc da
Binis poin- écrire dans son cabinet ses lettres
particulières : il se servit de lui pour écrire
à M. de Maurepas une relation de l'afTaire
du capitaine Olivet , dans laquelle , loin de
lui faire aucune mention de moi , qui seul
m'en étais mêlé , il m'ôtait même l'honneur
du verbal , dont il lui envoyait un double ,
pour l'attribuer à Patïzcl qui n'avait pas
dit un seul mot. II voulait me mortifier et
complaire à son favori , mais non pas se
déiairc de moi. Il sentait qu'il ne lui serait
plus aussi aisé de me trouver un successeur
qu'à M. Fol/tju , qui l'avait déjà fait con-
naître. Il lui fallait absohuucnt un secrétaire
qui sut l'italien , à cause des réponses du
sénat ; qui fît toutes ses dépêches , toutes ses
aîlaires , sans qu'il se mêlât de rien ; q ui
joignît au mérite de le bien servir, la b;is-
sesse d'être le complaisant de messieurs les
faquins de gcntilshouuucs. Il voulait donc
mic garder et me mattcr , en me tenant loin
de mon pays et du sien , sans argent pour
y retourner , et il aiirait réussi peut-être ,
s'il s'y fût pris modérément : mais p'ifali
qui avait d'autres vues , et qui voulait uie
L I V R E V I I. 265
forcerdc prendre mon parti , en vint à bout.
Dès que Je vis que je perdais toutes mes
peines , que l'amhassadeur me fesaitdes cri-
mes de mes services, avi-Iiru de ui'en savoir
grc,queje n'avais plus à espérer ciiez lui que
de'sagre'uicn tau-dedans , injustice au-dehors ,
et que dans le drcri général où il s'était mis,
ses mauvais olficcs pouvaient me luiire sans
que les bons pussent me servir , je pris mou
parti , et lui demandai mon congé , lui lais-
sant le temps de se pourvoir d'un secrétaire.
Sans me dire ni oui ni non , il alla toujours
son train. Voyant que rien n'allait mieux et
qu'il ne se mettait en devoir de clicrclier per-
sonne, j'écrivis à son frère, et lui détaillant
mes motifs , je le priai d'obtenir mon congé
de S. E. , ajoutant que , de manière ou
d'autre , il m'était impossible de rester. J'at-
tendis long-temps , et u'<'us point de réponse.
Je commcnrais d'elle embarrassé : mais l'am-
bassadeur reçut enfin uneletUedc son frère.
Il fallait qu'eib- fut vive; car, quoiqu'il fût
sujet à des cinportemens très-féroces ; je ne
lui en vis jamais un pareil. A près des toivens
d'injures abominables , ne sachant plus que
dire, il m'accusa d'avoir vendu ses ciiiffres.
Je me mis à rire, et lui demandai d'uu ton
266 LES CONFESSIONS.
moqueur , s'il croyait qu'il y eût dans tout
Venise nu hoiunie assez sot pour en donner
un e'cu. Cette re'ponse -le fit e'cumer de rage.
Il fit uiine d'appeler ses gens , pour uie faire ,
dit-il , jeter par la icnclre. Jusque-là j'avais
été fort tranquille ; mais à cette menace la
colère et l'indignation me transportèrent à
mon tour. Je ui'élancai vers ta porte , et
après avoir tiré un bouton qui la fermait eu
dedans : non pas , M. le comte , lui dis-je ,
en revenant à lui d'un pas grave ; vos gens
ne se mêleront pas de cette affaire ; trouvez
bon qu'elle se passe entre nous. Mon action ,
mon air le calmèrent à l'instant même : la
surprise et l'effroi se marquèrent dans son
maintien. Quand je le vis revenu de sa furie ,
je lui fis mes adieux en peu de mots , puis
sans attendre sa réponse j'allai rouvrir la
porte , jesortis et passai posément dans l'anti-
chamljie au milieu de ses gens qui se levè-
rent h l'ordinaire , et qui , je crois , m'au-
raient plutôt prêté main-forte contre lui qu'à
lui contre moi. Sans remonter chez moi je
descendis l'escalier tout de suite , et sortis
sur - le - champ du palais pour n'y plus
rentrer.
J'allai droit chca M. /e J31ond\\\\ couler
L I V R E V I I. :l6-]
raventuic. 11 fut peu surpris , il connaissait
riiorame. Il me retint à dîner. Ce dîner quoi-
qu'impromplu fut brillant. Tous les Français
de considération qui e'taient à Venise s'y
trouvèrent. L'ambassadeur n'eut pas un chat.
Le consul conta mon cas à la compagnie. A
ce récit il n'y eut qu'un cri , qui ne fut jias
en faveur de S. E. Elle n'avait point règle
mon compte, ne m'avait pas donné un sou ,
et réduit pour tonte ressource à quelques louis
que j'avais sur moi , j'étais dans l'embarras
pour mon retour. Toutes les bourses me
furent ouvcrtcF. Je pris une vingtaine de
scquins dans celle de M. le Blond , autant
dans celle de M. de St-Cyr avec lequel ,
après hii, j'avais le plus de liaison; je remer-
ciai tous les autres; et en attendant moi dé-
part , j'allai loger chez le chancelier du
consulat, pour bien prouver au public que
la nation n'était pas complice des injustices
de l'anibassadcnr.
Celui-ci , furieux de me voir fêté dans mon.
infortntu- , et Ini délaissé , tout ambassadeur
qu'il était , perdit tout-à-fait la tcte et se
comporta comme un forcené. Il s'oublia jus-
qu'à présenter un uiéuioire au sénat pour me
faire arrêter; sur l'avis que m'en donna l'abb*
268 LES CONFESSIONS.
de Binis , je résolus de rester encore quinze
jours , au-lieu de partir le surlendemain ,
comme j'avais compte. On avait vu et ap-
prouvé ma conduite ; j'étais universellement
estimé. La seigneurie ne daigna pas même
répondre à l'extravagant mémoire de l'am-
bassadeur , et me fit dire par le consul qu«
je pouvais rester à Venise aussi long-teuips
qu'il me plairait , sans m'inquiéter des dé-
marches d'un fou. Je continuai de voir mes
amis : j'allai prendre congé de M. l'ambas-
sadeur d'Espagne , qui me reçut très-bien ,
et du comte de Finochletti , ministre de
Naples , que je ne trouvai pas , miais à qui
j'écrivis , et qui me répondit la lettre du
monde la plus obligeante. Je partis ciiBn , no
laissant malgré mes embarras , d'autres dettes
que les emprunts dont je viens de parler; et
une cinquantaine d'écus chez un marchand
nommé Alomndi , que Carrio se chargea d»
payer , et que je ne lui ai jamais rendus ,
quoique nous nous sovions souvent revus
dcj'uis ce temps-là : mais quant aux (Km
emprunts dont j'ai parlé , je les remboursai
tiès-exactement , si-tôt que la chose me fut
possible.
JVe quittons pas Venise sans dire un mot
LIVRE VIL 269
dos célèbres aninseincns de cette ville, ou du
moins de la tic?-pelite part que j'y pris du-
rant mon séjour. On a vu dans le cours de
ma jeunesse combien peu j'ai couru les plai-
sirs de cet âge , ou du moins ceux qu'on,
noinmc ainsi. Je ne cliaii<^eai j)as de got'jt à
Venise, mais mes occupations qui d'ailleurs
m'en auraient empêché , rendirent pins pi-
quantes les récréations simples que je me
permettais. La première et la plus douce était
la société des gens de mérite, MM. le Blond y
St- Cyr , Carrio , y^Ifiina , et un gcntil-
Lomme Forlan dont j'ai grand regret d'avoir
oublié le nom , et dont je ne me rappelle
pointsansémotion l'aimable souvenir: c'était
de tous les hommes que j'ai connus dans ma
vie celui dont le cœur ressemblait le plus au
mien. Nous étions liés aussi avec deux ou
trois anglais pleins d'esprit et de connais-
sances, passionnés de la musique ainsi que
nous. Tous ces messieurs avaient leurs femmes
ou leurs amies ou leurs maîtresses, ces der-
nières presque toutes filles à talens , chez les-
quelles on fesait de la musique ou des bals.
On y jouait aussi ; mais très-peu : les goûts
■vifs , les talens , les spectacles nous rendaient
cet amusemcut iusipide. Le jeu n'est que la
270 LES CONFESSIONS.
ressource des geus emiiiye's. J'avais apporté
de Paris le préjugé qu'où a dans ce pays-là
contre la musique italleune; mais j'avais
aussi reçu de la nature cette seusibilité de
tact contre laquelle les pré;ugc's ne tiennent
pas. J'eus bientôt pour cette musique la pas-
sion qu'elle inspire à ceux qui sont faits pour
eu juger. En écoutant des barcarolles , je
trouvais que je n'avais pas ouï chanter jus-
qu'alors , et bientôt je m'engouai lellcuicnt
de l'opéra, qu'ennuyé de babiller , manger
ctjoucrdans les loges quand je n'aurais voulu
qu'écouter, je me dérobais souvent à la coui-
pagnie pour aller d'un autre côté. Là tout
seul , enfermé dans ma loge , je me livrais
malgré la longueur du spectacle au plaisir
d'en jouir à mon aise et jusqu'à la lin. Uu
jourau théâtre de Snint-Cln ysoslôme je m'cu-
doruiis et bien plus proloudéuicnt que je
n'aurais fait dans mon lit. Les airs bruyans
etbrillans ne me réveillèrent point. Mais qui
pourrait exprimer la sensation délicieuse que
me lirent la douce barmouie , et les chants
angétiques de celui qui me réveilla ? (^ucl
réveil ! quel ravissement ! quelle extase ,
quand j'ouvris au même instant les oreilles
et les yeux ! .Ma première idée fut de m«
L I V R E V I r. 271
croire en paradis. Ce morceau ravissant que
je me rappelle encore , et que je n'oublierai d©
ma vie , commençait ainsi :
Conservami la bella
CJie si m' ace en de il cor.
Je voulus avoir ce morceau , je l'eus , et
je l'ai gardé long-temps ; mais il n'était pas
sur mou papier comme dans ma mémoire.
C'était bien la même note, mais ce n'était
pas la même chose. Jamais cet air divin ne
peut être exécuté que dans ma tète, comme
il le fut en effet le jour qu'il me réveilla.
Une musique à mou gré bien supérieure
à celle des opéra, et qui n'a pas sa semblable
eu Italie ni dans le reste du monde , est celle
des scnole. Les scuole sont des maisons de
charité établies pour donner l'éducation à de
jeunes filles sans bien, que la république
dote ensuite, soit pour le mariage soit pour
le cloître. Parmi les talcns qu'on cultive dans
ces jeunes fillfs , la musique est au premier
rang. Tous Icsdimaiieiies à l'église de chacune
de CCS quatre i^cz/oA' on a durant les vêpres ,
des motets à grand chœur et en grand orchestre,
composés et dirigés par les plus grands maîtres
dcl'ltalic, exécutés dans les tribunes grillées j
272 LES CONFESSIONS.
vmiqueinent par des filles dont la plus vieille
n'a pas vingt ans. Je n'ai l'iJe'e de rien d*anssi
voluptueux , d'aussi touchant que cette mu-
sique : les ricliesses de l'art , le goût exquis
des cliants , la beauté des voix, la justesse
de rcxecution , touc dans ces délicieux cou-
certs concourt à produire une impressiou
qui n'est assurément pas du bou costume,
mais dont je doute qu'aucun cœur d'iiomine
soit à l'abri. Jamais Carrio ni moi ne man-
quions ces vêpres aux Mcndicaiiii , et nous
n'étions pas les seids. L'cj^lise était toujours
pleine d'amateurs , les acteurs iiicine de
l'opéra venaient se former au grand goût du
chant sur ces exccUcns modèles. C>e qui u>e
désolait était ces maudites grilles, qui ne
laissaient passer que des sons , et mccachaicnt
les anges de beauté dont ils étaient dignes.
Je ne parlais d'autre chose. Un jour que
j'en parlais chez h Blond : si vous êtes si
curieux, me dit-il , de voir ces petites tilles,
il est aisé de vous coiUenter. Je suis un des
administrateurs de la maison. Je veux vous
y donner à goûter avec elles. Je ne le laissai
pas en repos qu'il ne m'eut tenu parole. Ku
entrant dans le salon qui renfermoit ces beau-
tés si couToitée» je seutis uu frémissement
d'amour
L I V R E V I T. 2-3
tl'araour que je n'avais jamais c'prouvé. M.
le Blond me présenta , l'u:"; après l'autre,
CCS chanlcuscs célèbres, dont la voix et le
nom étaient tout ce qui m'était connu. Venez ,
Sophie , elle était horrible. Venez, Ca-
thin , cllectait borj;nc. Venez Bettiiia,....
la petite vcrole l'avait détigurée. Presque pas
une n'était sans quelque notable défaut. Le
bourreau riait de ma surprise. Deux ou trois
cependant , me parurent passables : elles ne
chantaient que dans les chœurs. J'étais désole.
Durant le goutéoii les agara, elles s'égayèrent.
I.,a laideur n'exclut pas les grâces; je leur en
trouvai. Je me disais , on ne chante pas
ainsi sans ame : elles en ont. EnOn , ma façon
de les voir changea si bien , que je sortis
presque amoureux de tous ces laidrons. J'osais
à peine retourner à leurs vêpres. J'eus de qnoi
me rassurer. Je continuai de trouver leurs
chants délicieux , et leurs voix fardaient si
bien leurs visages , que tant qu'elles chan-
taient, je m'obstinais , en dépit de mes yeux ,
à les trouver belles.
La musique en Italie coûte si peu de chose
que ce n'est pas la peine de s'en faire faute
quand on a du goût pour elle. Je louai nu
clavecin , et pour un petit ccu j'avais chea
Mémeircs. Tome II, (^
274 LES CONFESSIONS,
moi quatre ou cinq s^'mphonistes , avec les-
quels je m'escicais une fois la semaine à
exécuter les morceaux qui m'avaient fait le
plus de plaisir à l'opéra. J'y 6s essayer aussi
quelques symphonies de mes Muscs galantes.
Soit qu'elles plussent, ou qu'on me voulût
cajoler , le maître des ballets de Saiiît-Jcaii
Chrysostômc m'en fit demander deux que
j'eus le plaisir d'entendre e?:ccuter par cet ad-
mirable orchestre , et qui furent dause's par
une petite Bettina , jolie et sur-tout aimable
"fille , entretenue par un espagnol de nos amis
appelé J'aifooga , et chez laquelle nous allions
passer lasoire'e assez souvent. Mais à propos
de filles , ce n'est pas dans une ville comme
Venise qu'on s'en abstient; n'avez-vous rieu ,
pourrait-on me dire , a confesser sur cet
article ? oui , j'ai quelque chose à dire , eu
effet , et je vais procéder à cette confessioa
avec la m^me naïveté que j'ai mise à toutes
les autres.
J'ai toujours eu du dégoiit pour les filles
publiques , et je n'avais pas à Venise autre
chose a ma portée ; l'entrée de la plu part des
maisons du pays m'étant interdite à cause de
de ma place. Les filles de M. /e JJ/orid étaient
très aimables, mais d'uu difficile abord , et
L I V R E V I r, 27&
je considérais trop le père et la incrc pour
pcuser même à les convoiter.
J'aurais eu plus de goût pour une jeune
personne appelée Mlle. Cûtaneo -, fille de
l'agent du roi de Prusse, mais Carrio était
amoureux d'elle : il a même été question de
mariage. 11 était à son aise, et je n'avais
rien ; il avait cent louis d'appoiïitemens , je
îi'avais que cent pistolcs; et outre que je ne
voulais pas aller sur les brisées d'un ami,
je savais que par-tout , et sur-tout à Venise,
avec une bourse aussiiiial garnie , on nedoit
pas se mêler de faire le galant. Je n'avais pas
perdu la funeste habitude do donner le change
âmes besoins ; trop occupé pour sentir vi-
vement ceux que le climat donne, je vécus
plus d'un an dans cette ville, aussi sage que
j'avais faità Paris, et j'en suis reparti au bout
de dix-huit mois sans avoir approché du sexe
que deux seules fois, par les singulières occa-
sions que je vais dire.
La première me fut procurée par l'houndtc
gentilhomme f'ilali , quelque temps après
l'excuse que je l'obligeai de me demander dans
toutes les formes. On parlait ?i table des
pmusemens de Venise. Ces messieurs me repro-
chaient ^louindifI'ércucc pour le pluspiquaiit
276 LES CONFESSIONS.
de tons , vantant la gentillesse des courtisanes
vénitiennes, et disant qu'il n'y en avait point
au niondc qui les valussent. Dcminiqne dit
qu'il fallait que je fisse connaissance avec la
plus aimable de toutes , qu'il voulait m'y
mener, et que j'en sciais coulent. Je me uiis
à rire de cette oiTie obligeante, et le comte
/'zV?//, homme déjà vieux et vcnéiablc,ditavcc
plus de franchise que je n'eu aurais attendu
d'un italien , qu'il me croyait trop sage pour
ine laisser mener chez des filles par mon en-
nemi. Je n'en avais en ellet ni l'intention ni la
tentation; ctmalgre cela, parunc de ces incon-
séquences que j'ai peine à comprendre moi-
même , je finis par me laisser entraîner contre
mon goût, mon cœur, uia raison , ma volonté'
même, uniquemcntparfaiblessc, par honte de
marquer delà défiance?, et coinuie on dit dans
ce pays-là , per non parer troppo cogliono.
La Padoana chc". qui nous allâmes, était
d'une assez jolie figure , l)cllc même , mais
non pasd'unebeautéquimepli'it. Dominique.
me laissa chez elle ; je fis venir des sorbeiti,
je la fis clianicr, et au bout d'une demi-
lieure je voulus m'en aller en laissant sur
la table un <liicat; mais elle eut le singulier
scrupule de n'en vouloir jjoiut qu'elle u«
L I V R E V I I. 277
rcût gagne , et moi la singulière bêtise de
lever sou scrypule. Je m'en retournai au pa-
lais si persuade' que j'e'tais poivre' , que la
première chose que je fis eu arrivant , fut
d'envoyer chercher le chirurj;iea ]50ur luL
demander des tisanes. Rien ne peut égaler
le mal-aise d'esprit que je touSVis durant
trois setnaines , sans qu'aucune incouiraodité
réelle, aucun signe apparent le justifiât. Je
ue pouvais concevoir qu'on pût sortir im-
punément des bras de la Padoana. Le
chirurj^ien lui-mêuie eut toute la peine ima-
ginable à me rassurer. Il n'eu put venir à
])oiit qu'en me persuadant que j'étais con-
formé d'une façon particulière, à ne pou-
voir aisément être inrecic; f t quoique je me
sois moins exposé peut-être qu'aucun autre
homme à cette expérience, ma santé de ce
côté u'ayant jamais reçu d'atteinte , m'est
une preuve que le chirur-^icu avait raiso'i-
Cclte opinion cependant ne m'a jamais rendu
téméraire , et si je tiens en effet cet avantage
de la nature , je puis dire que je n'eu ai
pas abusé.
Mou autre aventure , quoiqu'avec une
fille aussi, fut d'une espèce bien dilTérente,
et quant à sou origine et quant à ses eQ"«t».
Q 3
7^?> L Ç S C O N F E S S I O ^^ S.
J'ai dit que le capitaine O/ifct m avait donne
à dîner sur son bord , et que j'y avais nictic
le secrétaire d'Espagne. Je m'attendais au
salut du cauon. L'équipage nous reçut en
liaie , iiiais il n'y eut pas une amorce de
bruire , ce qui me mortiiia beaucoup à
cause de Corrio , que ie vis on être un peu
piqué ; et il c'iait vrai que sur les vaisseaux
marcluinds on accordait le salut du canon
à des geus qui ne nous valaient ccrtauic-
incnt pas ; d'ailleurs je croyais avoir mérite'
quelque distinction du capitaine. Je ne pus
ine déguiser, parce que cela m'est toujours
iuipossiiile ; et , quoique le dîner fût très-
bon , et ([u'U/h-et en fît très-bien les hon-
neurs ,jc le commençai de mauvaise humeur ,
mangeant peu et parlant eucore moins.
A 1^ première santé , du moins, j'attendais
ime salve : rien. Cnrrio qui me lisait dans
l'anic, riait de me voir grogner comme un
enfant. Kw tiers du dîner, je vois approcher
une gondole. IVÎa foi , ^Monsieur , me dit le
capitaine ^ prenez garde à vous, voici l'en-
nemi. Je lui demande ce qu'il veut dire; il
répond en plaisantant. La gondole aborde,
et j'en vois sortir une jeune personne éblouis-
saute, fort cpqucltcmcut mise et fort leste ,
L I V R E V r I. 279
qui dans trois sauts fut dans la cIuuuImc , et
)e la vis établie à côte de uioi avant que j'eusse
aperçu qu'on v avait mis un couvert. Eille
était aussi charmante que vive, une brunctte
de vingt ans au plus. Elle uc parlait qu'ita-
lien; son accent seul eût suffi pour me tour-
ner la tête. Tout en mangeant , tout en cau-
sant, elle me regarde , me ûn'; un moment,
puis s'ecriant ; Bonne Vierge! Ah moucher
yj/tv«o«rfj qu'il yade temps qucjc ne t'ai vu!
se jette entre mes bras , colle sa bouche contre
la mienne , et inc serre à m'c touller. Ses grands
yeux noirs à l'orientale lançaient dans mon
cœurs des traits de feu, et quoique la sur-
prise fît d'abord quelque diversion , la vo-
lupté me gagna très-rapidement, au point
que, malgré les spectateurs, il fallut bientôt
que cette belle me contint clle-nicmc , car
j'étais ivre ou plu tôt furieux. Quand clic me vit
au point où elle me voulait , elle mit plus de
modération dans ses caresses , mais non dans
sa vivacité, et quand il lui plut de nous ex-
pliquer la cause vraie ou fausse de toute cette
pétulance , elle nous dit que je ressemblais ,
à s'y tromper, à M. de Brémoj/d, directeur
des douanes de Toscane , qu'elle avait raffolé
de ce 31. de Brânond , qu'elle eu raliblait
28o LES CONFESSIONS.
encore ; qu'elle l'avait quitté parce qu'elle
e'tait une sotte ; qu'elle me prenait à sa place;
qu'elle voulait ui'aimer, parce que cela lui
convenait; qu'il fallait, par la même raison ,
que je l'aimasse, tant que cela lui convien-
drait ; et que quand elle me planterait là ,
je prendrais patience , comme avait fait sou
cher Bréinonà. Ce qui fut dit fut fait. Elle prit
possession de moi comme d'un homme à elle,
me donna à garder ses gants , son éventail ,
son cinda , sa coiffe ; m'ordonnait d'aller ici
ou là , de faire ceci ou cela , et j'obéissais. Elle
me dit d'aller renvoyer sa gondole, parce
qu'elle voulait se servir de la mienne, et j'y
fus ; elle me dit de m'ôter de ma place et de
prier Carrio de s'y mettre , parce qu'elle avait
à lui parler, et je le fis. Ils causèrent trcs-
long-temps ensemble et tout bas ; je les laissai
faire. Elle m'appela , je revins. Ecoute , Xa-
Tictto , me dit-elle, je ne veux point être ai-
mée à la française , et même il n'y ferait pas
bon. Au premier moment d'ennui, va-t-eu ;
mais ne reste pas à demi ^ je t'enavertis. Nous
allâmes après le dîner voir la verrerie à IMu-
ranc. Elle acheta bcaiicoup de petites bre-
loques qu'elle nous laissa payer sans facou.
Mais elle douua par-tout des triugucltes beau-
L I V R E V I I. 23r
coup pins forts que tout ce que nous avions
dcpcrse. Par l'iiuiifF'rcnco avec laquelle elle
jetait son argent et nous laissait jeter le nôtre,
on voyait qu'il n'était d'aucun prix pour elle,
(^uand elle se fesait payer , je crois que c'é-
tait par vanité' plus que par avarice. Elle
s'applaudis;a:t du prix qa'ou mettait à ses
faveurs.
Lcsoir nous la ramenâmes cliez elle. Tout
en causant, je Vis deux jjii-toiccs .sur sa toi-
lette. Ah , ah ! dis-je , en en prenant un ,
voici une hoitc à mouches de nouvelle fabri-»
que; pourrait-on .«-avoir quel en est l'usage?
Je vous connais d'autres armes qui i\j<)l feu
mieux que celles-là. jSprès quelques piiii.san-
teries sur le même ton , clic nous dit avec
une naïve fiert , qui la rendait encore plus
charmante : quand j'ai des boutes pour des
gens que je n'aime point, je leur fais payer
rcnnui qu'ils me donnent; rien n'est pins
juste : mais en endurant leurs caresses, je
lie veux pas endurer leurs insultes, et je ne
manquerai pas le premier qui me manquera.
En la quittant j'avais pris son heure pour
le lendemain. Je ne la lis pas attendre. Je la
trouvai tu vestito di confident" -, d.^is ua
déshabille plus que j^alant , qu'on ne connaît
a82 LES CONFESSIONS.
que daus les pays méridionaux , et que je ne
m'amuserai pas à cic'crire, quoique je me le
rappelle trop bien. Je dirai seulement qu9ses
manchettes et son lourde gorge étaient borr
dés d'un fil d^ soie garni de pompons cou-
leur de rose. Cela me parut animer fort une
belle peau. Je vis ensuite que c'était la mode
a Venise; et reflet en est si charmant, que
je suis surpris que cette mode n'ait jamais
passé en France. Je n'avais point d'idée des
Voinptésqui m'attendaient. J'ai parlé dcl\l me.
de LiiDia^c daus les transports que sou sou-
venir me rend quelquefois encore, mais qu'elle
était vieille et laide et froide auprès de nmy^n-
licita ! Ne tâchez pas d'imaginer les charmes
et les grâces de cette fille enchanteresse, vous
resteriez trop loin de la vérité. Les jeunes
vierges des cloîtres sont moins fraîches, les
beautés du .'■érail sont moins vives , les hou-
jis du paradis sont moins piquantes. Jamais
si douce jouissatice ncs'odVit au ca-nr et aux
sens d'un mortel. Ah, du moins si je l'avais
su goûter pleine et entière un seul moment !....
Je la goûtai , mais sans charme. J'en émous-
sai toutes les délices ; je les tuai coauue à plai-
sir. Non, la nature ne ui'a point fait pour
jouir; elle a uiis dans ma mau\aise télc lu
L I V R E V I r. 2^3
poison (le ce bonheur iiK fiable doi)t elle a
mis l'appétit dans mon cœur.
S'il est une circonstance de ma vie qui
peigne bien uion naturel c'est celle que je
vais raconter. La force avec laquelle je me
rappelle en ce moment l'objet de mon livre
me fera raei)ri.ser ici la fausse bienséance qui
m'empêcherait de le remplir, (^ni que vous
soyicz , qui voulez connaître un homme
osez lire les deux ou trois pa^es qui suivent
vous allczconnaître h plein ./, J. Rousseau:
J'entrai dans la chambre d'une courtisane
comme dans le sanctuaire de l'amour et de
la beauté ; j'en crus voir la divinité dans sa
personne. Je n'aurais jamais cru que sans
respect et sans estime on pût rien sentir de
pareil à ce qu'elle me fit éprouver. A peine
eiis-)e connu , dans les premières iamiliaritcs
le prix de ses charmes et de ses caresses
que de peur d'en perdre le fruit d'avance,
je voulus me hâter de le cueillir, l'out-à-
coup , au-lieu des flammes qui me dévoraient,
je sens un froid mortel courir d:iiis mes
veines : les jambes me flageolent ; et prêt à
me trouver mal , je m'as-sieds , et je pleure
comme un enfant.
Qui pourrait dcvi'-ier la cause de mes lar-
28+ LES CONFESSIONS.
mes , et ce qui me passait par la tctc en ce
liicmcnt ? Je me disais; cet objet dont je
dispofc , est le clicr*d'œuvrc de la nature et
de l'amour; l'esprit, le corps , tout eu est
parfait ; clic est aussi bonne et géiie'reuse
qu'elle est aimable et belle. Les grands, les
princes devraient être ses esclaves; les sceptres
devraicîiL être à ses pieds. Cependant la voilà
luiséraulc coureuse, livrée au j->ublic; un
€a]);t?cinede vaisseau marchand dispose d'elle ;
elle vient se jeter a ma tête , à moi quelle sait
qui n'ai lien , à moi dont le mérite qu'elle ne
peut conî'.aître doit être nul à ses yeux. Il y
a là quelque chost d'inconcevable. Ou mon
cœur me trompe , fascine mes sens , et nie
r?nd la dupe d'une indigne salope , ou il faut
que quelque défaut secret que j'ip;uore ,
déiruise l'effet de ses charmes , et la rend©
odieuse à ceux qui devraient se la disputer.
Je me mis à chercher ce défaut avec une
contention d'esprit singulière, et il nz me
■vint pas même à l'esprit que la vérole p-.it
y avoir part. La fraîcheur de ses chairs ,
l'éclat de son coloris , la blancheur de ses
dv'iits , la douceur de son haleine, l'air de
"i-;opreté répandu iur toute sa personne,
«jioJ.a:naicutde uioi si paiiaitciiicul celle idée,
qu'eu
L I V R E V î I. 285
qu'eu doute encore sur mou état depuis la
Padoana , je nie iesais plutôt uu scrupule
de u'ctre pas assez sain pour elle, et je suis
très-pe:suadé qu'en cela ma conscience ne
me trompait pas. Ces re'flexionssi bleu placées
/n'agitèrent au point d'en pleurer. Ziilletta ^
j>our qui cela fcsait sùremeut un spectacle
tout nouveau dans la circonstance, fut ini
iuonicnt iutcrdite. Mais ayant fait un tour
«ie chambre et passé devant son miroir, elle
comprit , et mes yeux lui confirmèrent, que
J'j dégoût n'avait point de part à ce rat. Il
îie lui fut pas difficile de m'en guérir et d'ef-
facer cette petite honte. Mais, au moment
que j'étais piét à pâuier sur une gorge qui
semblait pour la première fois souSVir la
houche et la main d'uu homme, jem'apperçus
qu'elle avait un teton borgne. Je me frappe,
j'cxamitie, je crois voir que ce teton n'est pas
conformé comme l'autre. Me voilà cherchant
dans ma tête comment on peut avoir un tctoti
borgne; et, persuadé que cela tenait h quel-
que notable vice naturel, à force de tourner
et retourner cette idée, je vis , clair comme
le jour , que dans la plus charmante pcrsonn»
dont je pusse me former l'imas^e, je ne tenais
dans mes bras qu'une espèce de monstre^ 1»
Mémoires. Tome IJ. R
2?.6 LES c o N F E S S r o rr S.
rebut de la nature , des hoiumes et de l'amour;
Je poussai la stupidité jusqu'à lui parler de
ce ictoii borgne. Eile prit d'abord la chose
en plaisantant , et dans son hnmcur folâtre
dit et Ht des choses à nie faire mourir d'amour.
Mais i^atdant un fond d'inquiétude, tel que
je n<^. pns lui caehcr, je la vis enfin rougir ,
ser j lister, se redresser , et, sans dire un seul
mol , s'aller mettre à sa fenêtre. .Te vouins m'y
mettre à côté d'elle ; elle s'en ôta , fut s'asseoir
sur \\\\ lit de repos , se leva le moment
d'après , et se promenant par la chambre eu
s'éventant, me dit d'un ton froid et dédai-
gneux: j£anetlo , lascia le donne , e sfitdia
la malaniatica.
Avant de la quitter, je lui demandai pour
le lentleuiain \\\\ autre rcnd'z-vous , qu'elle
riiiiit au troisième jour, en ajoutant avec un
soiirire ironique, qne )C devais avoir besoia
de repos. Je passai ce teuips mai à mon aise,
le cmir plein de ses charmes et de ses grâces ,
sentant uiou extravagance , me la reprochant,
ligreltant les moinens si mal emplovès qu'il
n'iivait tenu qu'à moi de rendre les plus doux
de ma vie , attendant avec la plus vive impa-
tience celui d'en rêparerla perte , et ne'anmoins
inquiet encore, malgré que )'cu eusse , de
L I V R E V I r. 2R7
«oncilier les perfections de cette adorable tille
avec l'indignité de son e'tat. Je courus, je
volai chez clic à l'Iicurc dite. Je ne sais si
son tempérament ardent eût été pins content
de cette visite. Son orgueil l'eût été du moins,
et je me fesais d'avance une jouissance déli-
cieuse de lui montrer de toutes manières
comment je savais réparer mes torts. Elle
m'épargna cette épreuve. Le gondolier, qu'en
abordaut j'envoyai chez elle, me rapporta
qu'elle était partie la veille pour Florence.
Si je n'avais pas senti tout mon amour en
la possédant, je le sentis bien cruellement
en la perdant. Mon regret insensé ne m'a
point quitté. Toute aimable, toute charmante
qu'elle était à mes yeux , je pouvais me
consoler de la perdre; mais de quoi je n'ai
pu me consoler, je l'avoue, c'est qu'elle
n'ait emporté de moi qu'un souvenir mépri-
sant.
Voilà mes deux histoires. Les dix-huit mois
que j'ai passés à Venise ne m'ont fourni de
plus à dire qu'un simple projet tout au plus.
Carrio était galant. Ennuyé de n'aller tou-
jours que chez des Dlles engagées à d'autres,
il eut la fantaisie d'en avoir une à sou tour;
«t conuue nous ctious inséparables, il m^
R 2
288 LES CONFESSIONS.
jjroposa l'arrangenient peu rare à Venise
d'eu avoir uuc à nous deux. J'y consentis.
Il s'agissait de la trouver sûre. Il cbercba tant
qu'il déterra une petite Bile de onze à douze
ans , que son indigne mère cherchait à vendre.
Nous fûmes la voir ensemble. Mes eutrailles
s'cmureut en vovant cette enfant; elle était
blonde et douce comme un agneau , on ne
l'aurait jamais crue italienne. On vit pour
tres-peu de cliose à Venise : nous donnâmes
quelque argent à la mère , et nous pour-
vûmes à l'entretien de la fille. Elle avait de
la voix ; pour lui procurer un talent de res-
source , nous lui donnâmes une épinette et
iiu maître à chanter. Tout cela nous coûtait
a peine à chacun deux seqnins par mois , et
nous en. épargnait davantage en autres de'-
penses; mais comme il fallait attendre qu'elle
fût mûre, c'était semer beaucoup avant que
de recueillir. Cependant , contens d'aller là
passer les soirées, causer et )ouer très-inno-
cemment avec celte enfant, nous nous amu-
sions plus agréablement peut-être que si nous
l'avions possédée. Tant il est vrai que ce qui
nous attache le plus aux femmes , est moins
la débauche qu'un certain agrément de vivre
auprès d'elles. luseasiblement mou cœur s'at-
L I V R E V I r. 2^9
tachait à la petite Anzohtta mais d'uu
attachemeut paternel , auquel les sens avaient
si peu de part, qu'à mesure qu'il augmentait,
il m'aurait été moins possible de les y faire
entrer, et je sentais que j'aurais eu horreur
d'approcher de cette petite fille devenue
nubile, comme d'un inceste abominable. Je
voyais les seutimens du bon Carrio prendre
à son inscu le même tour. Nous nous ména-
gions, sans y penser, des plaisirs non moins
doux , mais bien différens de ceux dont nous
avions d'abord eu l'idée , et je suis ccrtaiu
que , quelque belle qu'eut pu deveuir cette
pauvre enfant, loin d'être jamais les corrup-
teurs de sou innocence , nous en aurions
été les protecteurs. Ma catastrophe arrivée peu
de temps après , ne me laissa pas celui d'avoir
part à cette bonne œuvre , et je n'ai à me louer
dans cette aÉFaire que du penchant de moa
cœur. Revenons à mon vovage.
1 . . '
Mon prejuier projet en sortant de chez
M. de Montaigii était de me retirer à Ge-
nève , en attendant qu'un meilleur sort ,
écartant les obstacles , pût me réunir à ma
pauvre maman ; mais l'éclat qu'avait fait
notre querelle , et la sottise qu'il fit d'eu
écrire à la cour , me iireut prendre le parti
R %
290 LES CONFESSIONS.
d "aller moi-même y rendre compte de ma
conduite , et me plaindre de celle d'un lor-
ceiié. Je marquai de Venise uia résolutioa
a M. du Thell , chargé par intérim des
affaires étrangères , après la mort de M. j4vie-
lot. Je partis aussi-tôt que ma lettre ; ;e pris
rua route par Bcrgaiiic , Côme et Domo
d'Qssola : je traversai le Saint - Plomb. A
Sion M. de 6V/rt/|;^//o« , cliargc des aOTaires do
France , me 6t mille amitiés; à Genève 31. da
la Ciosure m'en fit autant. J'y renouvelai
couuaissance avec 'M.At Gauffecourt y dont
j'avais quelque argent à recevoir. J'avais tra-
versé iN'yon sans voir mon père ; non qu'il
ne m^'en coûtât extrêmement , maisje n'avais
pu me résoudre à me montrer à ma belle-
iiièrc aj)rès mon désastre , certain qu'elle me
jugerait sans vouloir m'écouter. Le libraire
JUu^'illard , ancien ami de mon père , me
reprocha vivement ce tort. Je lui en dis la
cause; et , poiw le réparer sans m'exposer à
voir ma bclle-mèrc , )e pris wwo. chaise , et
nous fiiuies ensemble à Nyon descendre au
cabaret. Duvillard s'en lut chercher moa
pauvre père , qui vint tout courant m'em-
brasser. Nous soupàmes ensemble, et, après
avoir passé uuesoirce bien douce à mou cœur.
L I V R E T I I. 392
je retournai le lendemain matin à Genève avec
Dui'illard^ pour qui j'ai toiiioms conservé de
la reeonnais'oaiice du bien qu'il me (it eu celte
occasion.
Mon plus court chemin n'élait pas par
Lyon, mais j'y voulus passer pour viinlic-r
une friponnerie bien base de M. de liJoit;
taigii. J'avais fait venir de Paris une pet te
caisse contenant une veste brodée en or,
quelques paires de mancheltes et six pa.res
de bas de soie blancs ; rien de plus. Sur
la proposition qu'il m'en fil hu-mcuie , je
fis ajouter cette caisse ou plutôt celte boite
à son bagage. Dans le mémoire d'apotlucaire
qu'il voulut me donner en paiement de
mes appointeinens , et qu'il avait écrit de sa
main , il avait mis que cette boîte, qu'il ap-
pelait un ballot, pesait onze q.'.mtanx , et il
m'en avait passé le port à un prix énorme.
Par les soins de JNl. Boy-Je-la-'/'our , au-
quel j'étais recommandé par M. Rognin soa
oncle , il lut vérilié sur les registres des
douaius de Lyon et de Marseille que le-
dit ballot ne pesait que quarante - cinq
livres, et n'avait payé le port qu'à raisoa
de ce poids. Je joignis cet extrait antlien-
tique au mémoire de M. de Montaigu , et
R 4
192 LES C O Nï' E S SIO N ?;
muui de ces pièces et de plusieurs autres d*
la liituiC force , je uie rendis à Pans , trèst-
impatient d'eiifaire usage. J'eus durant toute
cette lonf^ue route , de petites aventures à
Côme , eu Valais et ailleurs. Je vis plusieurs
choses , entre autres les îles Boromécs , qui
mériteraient d'être dc'crites. Mais le temps
me gagne , les espions m'obsèdent ; je suis
force de faire à la hâte et mal un travail
qui demanderait le loisir et la tranquillité
qui me manquent. Si jamais la Providence,
jetant les yeux sur moi , me procure enhu
des jours plus calmes , je les destine à re-
foudre , si je puis , cet ouvrage , ou à y
faire au moins un supplément dont je sens
qu'il a grand besoin. ( * )
Le bruit de mon histoire m'avait devancé ,
et en arrivant je trouvai que dans les bureaux
et dans le public tout le monde était scanda-
lisé des folies de l'ambassadeur. Malgré cela,
malgré le cri pubPc dans Venise , malgré les
preuves sans réplique que j'exhibais , je ne
pus obtenir aucune justice. Loin d'avoir ni
satisfaction , ni réparation , je fus même lais.<é
à la discrétion de l'ambassadeur pour mes
(*) J'ai renoncé à ce projet.
L I V R E T I I. 293
appointemens^ et cela par l'unique raison
que , n'étaut pas français , je n'avais pas
droit à la protection nationale, et que c'était
une affaire particulière entre lui et moi. Tout
le monde convint avec moi que j'étais offensé,
lésé, malheureux , que l'ambassadeur était
un extravagant cruel , inique , et que toute
cette affaire le déshonorait à jamais. Mais
quoi ! il était l'ambassadeur ; je n'étais , moi ,
que le secrétaire.
Le bon ordre, ou ce qu'on appelle ainsi,
voulait que je n'obtinsse aucune justice, et
je n'en obtins aucune. Je m'imaginai qu'à
force de crier et de traiter publiquement ce
fou comme il le méritait , on me dirait à la
fin de me taire, et c'était ce que j'attendais,
bien résolu de n'obéir qu'après qu'on aurait
prononcé. Mais il n'y avait point alors de
ministre des affaires étrangères. On me laissa
clabaudcr, on m'encouragea même, on fe-
sait chorus : mais l'affaire en resta toujours
là, jusqu'à ce que, las d'avoir toujours rai-
son et jamais justice , je perdis enfin cou-
rage , et plantai là tout.
La seule personne qui me reçut mal , et
dont j'aurais le moins attendu cette injustice,
fut Mme. dcBuzenval. Toute pleine des prc-
R 9
294 LES CONFESSIONS.
rogativcs du raiig et de la noblesse, clic ne
put jamais se inettre dans la tête qu'un am-
bassadeur pût avoir tort avec son secrétaire.
L'accueil quVlle uic lit fut conforme a ce
préjugé. J'en fus si piqué, qu'en sortant de
chez elle je lui écrivis une des fortes et vives
lettres que j'aie peut-être écrites, et n'y suis
jamais retourne. Le P. Caste! me recul mieux;
mais à travers le patelinage jésuitique^ je le
vis suivre assez lidclement une des grandes
maximes de la société, qui est d'immoler
toujours le plus faible au plus puissant. Le
vif sentiment de la justice de ma cause et ma
fierté naturelle ne me laissèrent pas endurer
patiemment cette partialité. Je cessai de voir
le P. Caste/ , et par-là d'aller aux jésuites , où
je ne connaissais que lui seul. D'ailleurs ,
l'esprit tyranniquc et intrigant de ses con-
frères, si d.ITéreiit de la bonhomie du bon
P. //t'/net , me donnait tant d'éloignenient
pour leur commerce , que je n'en ai vu aucua
depuis ce temps-là , si ce n'est le P. Berthier
que je vis deux ou trois fois cbez M. Dvpin^
avec lequel il travaillait de toute sa force à la
réfutation de Montesquieu.
j\clievons, pour n'y plus revenir ce qui
me reste à dire de AI. de jSlontaÎMu. Je lui
L I T R E V I I. 295
avais dit dans nos de'mélcs qu'il ne lui fallait
pas uu secrétaire, mais un clerc de procu-
reur. Il suivit cet avis, et me donna réclie-
meut pour successeur un vrai procureur^
qui, dans moins d'ua an lui vola vingt ou
trente m^ille livres. H le cbassa ; le fit mettre
eu prison; chassa ses gentilsliomuus avec
esclandre et scandale , se fit par-tout des
querelles, reçut des afTronts qu'un valet n'en-
durerait pas, et finit, à forces de foiies, par
se faire rappeler etrenvoyer planter ses clioux.
Apparemment que parmi les réprimandes
qu'il reçut à la cour , son affairfe avec moi
Hc fut pas oubliée. Du moins peu de tcmpi
après son retour il ui 'envoya son maître-d'hô-
tcl pour solder mou coui|)tc et lue donner de
l'argent. J'en uianquais duiis ce uionicnt-là ;
mes dettes de Venise , dettes d lionnenr si
jamais il en fut, me pesaient sur le cœur. Je
saisis le moyen qui se présentait de les ac-
quitter, de même que le billet de Zanitto
Anni.Je reçus ce qu'on voulut me donner,
je payai toutes mes dettes , et je restai sans
un sou conmie auparavant, mais soulage
d'un poids qui m'était insupportable. Depuis
lors je n'ai plus entendu parler de M. de
Montaigu qu'à sa mort, que j'appris par la
il 6
296 LES CONFESSIONS.
Toix publique. Que Dieu fasse paix à ce
pauvre homme ! 11 était aussi propre au mé-
tier d'ambassadeur que je l'avais été dans
xnon enfjtice à celui de grapignau. Cependant
il n'avait tenu qu'à lui de se soutenir hono-
lablcuxent par rues services , et de me faire
avancer rapidement dans l'état auquel le
comte de Gom-on m'avait destiné dans ma
jeunesse , et dont par moi seul je m'étais
rendu capable dans un àgc pins avancé.
La jus tic et l'inutilité de mes plaintes me iais-
scr( nt daiisl'anieuu germcd'indignation con-
tre nos sottes institutions civiles , où le vrai
bien public et la véritable justice sont tou-
jours sacrifiés à Je ne sais quel ordre appa-
rent, destructif en effet de tout ordre , et qiîi
Me fait qu'ajouter la sanction de l'autoraé
publiqne à ropjics ion du faible et à l'iiii-
quitc du fort. Deux choses erapéclièrcnt ce
germe de se développer pour lors comme il a
fait dans la suite; l'une qu'il s'agissait de
inoi dans celte affaire , et que l'intérêt privé ,
qui n'a jamais rien produit de grand et de
noble, ne saurait tirer de mon cœur les di-
Tins élans qu'il n'appartient qu'au plus pur
amour du juste et <ln beau «l'y produire.
L'autre fut le cbaimc de l'auiilié qui tcui-
L I V R E V 1 1. 297
perait et calmait ma colèie par l'ascendant
d'un sentiment plus doux. J'avais fait con-
naissance à Venise avec un biscaycn , ami de
mon ami de Carrio , et digne de l'être de
tout homme de bien. Cet aimable jeune
homme, né pour tous les talensetpour toutes
les vertus , venait de faire le tour de l'Italie
pour prendre le goût des beaux-arts; et n'i-
maginant rien de plus à acquérir , il voulait
s'en rctournçr en droiture dans sa patrie, Je
lui dis que les arts n'étaient que le délassement
d'un génie comme le sien , fait pour cultiver
les sciences , et je lui conseillai , pour en
prendre le goût, un voyage et six mois de
séjour à Paris. Il me crut, et fut à Paris, Il
y était , et m'attendait quand j'y arrivai. Son
logement était trop crand pour lui; il m'en
oftiit la moitié; je l'acceptai. Je le trouvai
dans la ferveur des hautes connaissances.
Hicu n'était au-dessus de sa portée; il dévo-
rait et digérait tout avec une prodigieuse ra-
pidité. Comme il me remercia d'avoir pro-
curé cet aliment à son esprit, que le be^oin
de savoir tourmentait sans qu'il s'en doutât
Itu-mêuic ! Quels trésors de lumières cl de
vertus je trouvai dans cette amc forte ! Je
«cutis que c'était l'ami qu'il me fallait ; nous
è98 LES CONFESSIONS.
devînmes intijnes. Nos goûts n'étaient pas les
mèuies ; nous disputions tou)ours. Tous deux
opiniâtres , nous n'étions jamais d'accord
sur rien. Avec cela nous ne pouvions nous
quitter; et tout eu nous contrariant sans
cesse, aucun des deux n'eût voulu que l'autre
fût autrement.
Ignacio Einmaiinel de Altuna était nu
de CCS hommes rares que l'Espagne seule
produit , et dont elle produit trop peu pour*
sa gloire. Il n'avaitpasces violentes passions
nationales communes dans son pays. L'idé»
de la vengeance ne pouvait pas plus entrer
dans son esprit , que le désir dans son cœur.
Il était trop fier pour être vindicatif, et je lui
ai souvent ouï dire avec beaucoup de sang-
froid, qu'un tnortel ne pouvait pas offenser
son amc. Il était galant sans être tendre. Il
jouait avec les femmes comme avec de jolis
enfans. Il se plaisait avec le» maîtresses de ses
amis , mais je ne lui en ai jamais vu aucune,
ni aucun d('sir d'en avoir. Les flammes de la
Tertudont son cœur était dévoré, ne permi-
rent jamais à celles de ses sens de naître.
K près ses voyages il s'est marié ; il est mort
jeune, il a laisse des enfans ; et je suis per-
suadé, comtue de mou existence , que sa
L I V R E V I r. 299
fenirae est la première et la seule qui lui ait
fait connaitre les plaisirs de l'amour. A l'ex-
térieur il e'tait dévot comme un espagnol ,
mais en dedans c'était la piété d'un ange.
Hors moi , je n'ai vu que lui seul de tolé-
rant depuis que j'existe. Il ne s'est jamais
informé d'aucun homme comment il pensait
«n matière de religion. Que son ami fût juif,
protestant, turc, bigot , athée , peu lui im-
portait, pourvu qu'il fut honnête homme.
Obstiné , têtu pour des opinions indifférentes,
dès qu'il s'agissait de religion , même de
morale, il se recueillait , se taisait, ou disait
simplement : je ne suis chargé que demoi. Il
est incroyable qu'on puisse associer autant
d'élévation d'arae avec un esprit de détail
porté jusqu'à la minutie. Il partageait et
fixait d'avance l'emploi de sa journée par
heures, quarts d'heures et minutes, et sui-
vait cette distribution avec un tel scrupule,
que si l'heure eût sonné taudis qu'il lisait sa
phrase, il eût fermé le livre sans achever. De
toutes ces mesures de temps ainsi rompues,
il y en avait pour telle étude ; il y en avait
pour telle autre : il y en avait pour la réflexion,
pour la conversation , pour roHice , pour
Locke, pour le rosaire, pour les visites, pour 1»
Soo LES C O N F F, S <? I O N S,
musique , pour la peinture ; et il n'y avait ni
plaisii-,ni tentation, ni complaisance qui ymt
intervertir cet ordre. Un devoir a remplir seul
l'aurait pu.Quaud ilmefesaitia liste deses dis-
tributions , afin que je m'y conformasse , je
commençais par rire, et je finissais par pleu-
rer d'admiration. Jamais il negénait persounc
ni ne supportait la gène ; il brusquait les
gens qui par politesse voulaient le gêner. Il
était emporté sans être boudeur. Je l'ai vu
souvent en colère , mais je ne l'ai jainals vu
fâche, Rienu'était si gai que son humeur; il
• ■^entendait raillerie, et il aimaità railler. Il
5- brillait même , et il avait le talent de l'epi-
gramme. Quand on l'animait il était bruyant
et tapageur en paroles ; sa voix s'entendait
de loin: mais tandis qu'il criait , on le voyait
sourire, et tout à travers ses emportemeus il
kii venait quelque mot plaisant qui fesait
éplater tout le monde. Il n'avait pas plus le
tciutcspagnolquc le phlegme. il avait la peau
blanche , los joiics colorées , les cheveux d'un
chàtam presque blond. Il était grand et bien
fait. Son corps fut formé pour loger soname.
Ce sage de cœur, ainsi que de tcte , s©
connaissait en hommes , et fut mon ami. C'est
toute ma réponse à quiconque uc l'est pas.
L I Y R E V I T. 3oï
Nous nous liâmes si bien , que nous fttues 1©
projet de passer nos jours ensemble. Je devais,'
dans quelques années, aller h Ascoytia pour
vivre avec lui dans sa terre. Toutes les parties do
ce projet furent arrauge'es entre nou;; la veille
de son départ. 11 n'y manqua que ce qui no
dépend pas des hommes dans les projets les
mieux concertes. Lesévcncmens postérieurs,
mes désastres, son uiôriac;c, sa mort enliii
nous ont séparés pour toujours. On dirait
qu'il n'y a que les noirs complots des mé-
dians qui réussissent, les projets innocens
des bons n'ont presque jamais d'accomplis-
sèment.
j\yant senti l'ineonvéïiient de la dépen-
dance , je nie promis bici de ne m'y plus
exposer. Ayant vu renverser dèsjeur naissance
les projets d'ambition que l'occasion m'avait
fait former, lebutéde rentrer dans lércarrière
que j'avais s'; bien commencée, et dont néan-
moins je venais d'être expulsé, je résolus
de ne plus m'attachera personne, mais de
rester dans l'indépendance en tirant parti
de mes talens, dont enlin je comuiencais à
sentir la mes-ire , et dont j'avais trop modes-
tement pensé jusqu'alors. Je repris le trtivail
dç mou opéra que j'a\aib interrompu pour
3o2 T, E s r O N F E S S I O NS.
aller à Venise ; et pour m'y livrer plus tran-
quillcuietit , après le départ A' Altutia , je
retonniai loger à mon ancien hôtel vSaint-
Qiientin , qui , dans un quartier solitaire
et peu loin du Luxembourg, lu'e'tait plus
commode pour travailler à moa aise que la
bruyante rue Saint- Honore.
Là m'attendait la seule consolation que
le ciel m'ait fait goûter dans ma misère , et
qui seule me la rend supportable. Ceci n'est
pas uneconnaissaiice passagère ; )c dois entrer
dans quelque détail sur la manière dont elle
se tt.
Nous avions une nouvelle hôtesse qui était
d'Orléans. Elle prit pour travailler en linge
une fille de son pays, d'environ vingt-deux
à vingt-trois ans, qui mangeait avec nous
ainsi que l'hôtesse. Cette 611e , appelée Thérèse
Je P'asseitr , était de bonne famille. Soa
père était ollicier de la monnaie d'Orléans, sa
itièrc était marchande. Ils avaient beaucoup
d'eufans. La monnaie d'Orléans n'allant plus,
le père se trouva sur le pavé ; la mère ,
ayant essuyé des banqueroutes , fit mal ses
alFaires, quitta le coiiuncrce , et vint à Paris
avec son mari et sa h Ile qui les UQurrisuait
tous trois de soa travail.
L I V R E V I I. 3o3
La première fois que je vis paraître cette
£lle à table, je fus frappé de sou iiiaiiitiea
modeste , et plus encore de son regard vif
et doux, qui pour moi n'eut jamais son
semblable. La table était compose'e , outre M.
A^ Bonne/ond , de plusieurs abbés irlandais,
gascons , et autres gens de pareille étoffe.
îîotre hôtesse elle-iticrne avait rôli le balai :
il n'y avait là qne uioi seul qui parlât et se
comportât décemment. On agnca la petite; je
prissadéfciise. Aussi-tôt les bardons tombèrent
sur moi. (^uand je n'aurais eu naturellement
aucun goiit pour cette pauvre fille, la com-
passion , la contradiction m'en auraient
donné. J'ai toujours aimé l'honnêteté dans
les manières et dans les propos, sur-tout avec
le sexe- Je devins hautement son champion.
Je la vis sensibi» à mes soins , et ses regards ,
animés par la reconnaissance qu'elle n'osait
exprimer de bouche , n'eu devenaient que
plus pénétrans.
Elle était très-timide ; je l'étais aussi. La
liaison que cette disposition commiuic sem-
blait éloigner, se lit pourtant très-rapidement.
L'hôtesse qui s'en apperçut, devint furieuse ,
et ses brniali tés avancèrent encore mes affaires
auprès de la petite , qui , n'ayant d'appui
3o4 LES CONFESSIONS.
que moi seul dans la maison , me voyait
sortir avec peine , et soupirait après le retour
de sou protecteur. Le rapport de nos cœurs,
le concours de nos dispositions eut bientôt
fait sou effet ordinaire. Elle crut voir en moi
un honnête lioiume ; elle ne se trompa pas.
Je «rus voir eu elle une fille sensible, simple
et sans coquetterie ; je ne me trompai pas
non plus. Je lui déclarai d'avance que je ne
l'abandonnerais ni ne l'épouserais jamais.
L'auiourj l'estime , la sincérité' naïve furent
les ministres de mon triomphe, et c'était
parce que son cœur était lendre et honnét»
que je fus heureuv sans être entreprenant,
La crainte qu'elle eut que je ne me fâ-
chasse de ne pas trouver en elle ce qu'elle
croyait que j'y cherchais, recula mon bon-
heur plus que toute autjre chose. Je la vis
interdite et confuse avant de se rendre ;
vouloir se faire entendre , et n'oser s'expli-
quer. Loin d'imaginer la véritable cause de
son embarras, j'en imaginais une bien fausse
et bieninsultatite pour ses mœurs, et croyant
qu'elle m'avertissait que ma santé courait
des risques , je tombai dans des perploxite's
qui ne me retinrent pas, mais qui, durant
plusieurs jours empoisonnèrent mon boa-
L I V R E V 1 I. ?oi
heur. Couiine nous ne nous entendions point
l'un l'antre, nos entretiens à ce sujet étaient
autant d'énigmes et d'aœphigouiis plus que
risibles. Elle fut prêle à me croire absolu-
ment fou; je fu« prêt à ne savoir plus que
penser d'elle. £u6.d nous nous expliquâmes :
«lie me fit en pleurant l'aveu d'une faute
unique au sortir de l'enfance, fruit de sou
ignorance et de l'adresse d'un séducteur. Si-
tôt que je la compris, je fis un cri de joie :
pucelage ! m'écriai-je ; c'est bien à Paris , c'est
bien à viugt ans qu'on en cbercbe ! Ah, ma
Thérèse !\G suis trop heureux de te posséder
«âge et saine, et de ne pas trouver ce que je
ne cherchais pas.
Je n'avais cherché d'abord qu'à m» donner
un auuispnicnt. Je vis que j'avais plus fait,
et que je m'étais dojiué une compagne. Un
peu d'habitude avec cette excellente fille ,
un peu de réflexion sur ma situation , me
firent sentir qu'en ne songeant qu'à mes
plaisirs , j'avais beaucoup fait pour mon
bonheur. Il me fallait à la place de l'ambi-
tion éteinte, un sentiment vif qui remplît
mou cœur. Il fallait, pour tout dire, un
successeur à ma uiatnan -, puisque je ne dev ais
plus vivre avecell*, il me fallait quelqu'ua
3o6 LES CONFESSIONS.
qui vécût avec son élève, et en qui )e trouvasse
la simplicité , la docilité de cœur qu'elle avait
trouvée en moi. Il fallait que la douceur de
la vie privée et domestique me dédommageât
du sort brillant auquel je renonçais. (,)uand
j'étais absolument seul , raoncœur était vide,
mais il n'en fallait qu'un pour le remplir. Le
aort m'avait ôlé , m'avait aliéné , du moins en
partie, celui pour lequel la nature m'avait
fait. Dès-lors j'étais seul , car il n'y eut jamais
pour moi d'intermédiaire entre tout et rien.
Je trouvai.s dans Thérèse le supplément dont
j'avais besoin ; par clic je vécus heureux au-
tant que je pouvais l'être, selon le cours
des évènemens.
Je voulus d'abord former son esprit. J'y
perdis ma peine. Son esprit est ce que l'a fjit
la nature : la culture et Us soins n'y prennent
pas. Je ne rougis pas d'avouer qu'elle n'a ja-
mais bien su lire , quoiqu'elle écrive passable-
ment, (^uand j'allai loger dans la rue neuve
des Petits-Champs, j'avais à l'hôtel de Pont-
chartram , vis-à-vis mes fenêtres ^wn cadran
sur lequel je m'efforçai , durant plus d'un
miois , à lui faire connaître les heures. A peine
les connaît -elle encore à prcsnit. Elle n'a
jamais pu suivie l'ordre dee douze mois de
L I V B E T I r. S07
l'année , et ne connaît pas un senl chiËFie ,
nial-ié tous les soins que j'ai pris pour les lui
montrer. Elle ne sait ni compter l'argent , ni
le prix d'aucune chose. Le mot qui lui vient
en pariant est souvent l'oppose de celui qu'elle
veut dire. Autrefois j'avais fait un diclion-
naire de ses phrases pour amuser Mme. de
Luxembourg y et ses quiproquo sont devenus
célèbres dans les sociélés où j'ai ve'cu. Mais
cette personne si bornée , et , si l'on veut , si
stupide , est d'unconseil excellent dans les oc-
casions dilhciles. Souvent en Suisse, en An-
gleterre, eu France; dans les catastrophes où
je me trouvais , elle a vu ce que je ne voyais
pas moi-même ; elle m'a donné les avis les
meilleurs à suivre ; elle m'a tiré des dangers
où je me précipitais aveuglément; et devant
les dames du plus haut rang , devant les
grands et les princes, ses sentimeus , son boa
sens , ses réponses et sa conduite lui eut
attiré l'estime universelle , et à moi, sur son
mérite , des couiplimcns dont je sentais la sin-
cérité.
Auprès des personnes qu'on aime , le sen-
timent nourrit l'esprit ainsi que le c(Eur,et
l'on a peu besoin de ckcrckcr ailleurs des
idées.
So8 LES CONFESSIONS.
Je vivais avec ma Thérèse aussi agréable-
ment qu'avec le p!us beaugéuie de l'univers.
Sa uièie , lière d'avoir élé jadis élevée auprès
de la marquise de Monpipeau , fesait le bel
esprit, voulait diriger le sien, et giitait par
^on astuce la sinij)licité de notre coinuierce.
L'ennui de cetrc importunité me lit uu
peu sunnonter la sotte lionte de n oser nie
îuontrer avec Thérisc en [jubiie ; cl nous
fesions tête-à-tête de petites prom; .iddcs
cbanipètrcs et de petits goûtés qui m'ciaicnt
délicieux. Je voyais ejuelk inauuait sincè-
rement, et cela redoi.biiiit iua tendresse. Otie
douce intimité nie tenait lieu de tout: l'ave-
nir ne uie toue'nait plus , ou ne uie touLliait
que comuu^ !;• présent proli)i!|^é : je ne desirais
lieu que d'en assurer la duit'»-.
Cet a ttacbement inc rendit toute autre dis-
sipation superQue et iiisiuidc. Je ne sortais
plus qucpouraller cliez 1 héresc^ sadcuuurc
devint [)rcsquc la mienne. C'ctte ve retirée
dcvintsi avantageuse pour mon travail, qu'en
moins de trois mois mon opéra tout entier
fut fait, parole» et musique, il restait seule-
ment quelques iiccoîupagncmcns et remplis-
sages à faire. Ce travail de luanoeuvre ui'en-
auyait fort. Je proposai à PhUidor de s'en
cliarger,
L 1 V Pv E V I T. 3o9
charger , en lui domiant part au bénéfice. Il
vint deux fois, et ût quelques remplissages
dans l'acte ^Ot'ide: mais il ne put se capti-
vera ce travail assidu pour un profit éloigne',
et même incertain. 11 ne revint plus , et j'a-
chevai ma besogne moi-même.
Mon opéra fait, il s'agit d'en tirer parti :
c'était un autre opéra bien plus difficile. Oa
ne vient à bout de rien à Paris quand oa
y vit isolé. Je pensai à me faire jour par
M. de la Poplinière, chez v^xGaujff'ecourt, de
retour de Genève, m'avait introduit. M. do
la Popliniere , é\.Ki\i\t Mécène à.& Jia/neaii :
Mme, de la Popliniere était sa très-humble
écolière. Rameau fesait, comme on dit , la
pluie et le beau temps dans cette maison. Ju-
geant qu'il protégerait avec plaisir l'ouvrage
d'un de ses disciples , je voulus lui inonirer
le mien. Il refusa de le voir, disant qu'il ne
pouvait lire des partitions , et que cela le
fatiguoit trop. L,a Popliniere dit là-dessus
qu'on pouvait le lui faire entendre , et m'ollrit
de rassembler des nmsiciens pour en exécuter
des morceaux : je ne demandais pas mieux.
Hameau consentit en gromelant j et lépétant
sans cesse que ce devait être une belle chose
que de la composition d'iîii huniuic qui
Mémoires. Tome il, ii
::!iO
LES CONFESSIONS.
n'était pas enfaut de la balle, et qui avait
appris la musique tout seul. Je uie hâtai de
tirer eu parties cinq ou six morceaux choisis.
On me donna une dixaine de sym|)honistes ;
et pour chanteurs , ydlbert , BérardiiX. Mlle.
Boiirhoiinois. Rameau commença ^ dès
l'ouverture, à faire entendre , perses c'iojics
outrés , qu'elle ne pouvait ctre de moi. Il ne
laissa passer aucun morceau sans donner des
signes d'impatience : maisàuu air de haute-
contre dont le chant était mâle et sonore,
et l'accompagnement très-brillant, il ne put
plus se contenir; il m'apostropha avec wnç,
brutalité qui scandalisa tout le inonde ,
soutenant qu'une partie do ce qu'il venait
d'entendre était d'un homme consommé
dans l'art et le reste d'un ignorant qui ne
savait pas même la musique; et il est vrai
que mon travail inégal et sans règle , était
tantôt sublime et tantôt trcs-plat , comme
doit être celui de quiconque ne s'élève que
par quelques élans de génie , et que la science
ne soutient point. Hameau prétendit ne voir
eu moi qu'un petit pillard sans talent et sans
goût. Les assistans , et sur-tout le maître
de la maison , ne pensèrent pas de mruir.
jM. de Richelieu j qui dans ce temps - là
L I V R E V I r. 3it
voyait beaucoup M. et Mme. de laPoplinière,
ouït parler de mou ouvrage , et voulut l'en-
tendre tu entier, avec le pro;et de le faire
douiier à la cour s'il eu était content. 11 fut
e^^ccutcà grand chœur et eu grand orchestre ,
aux frais du roi, chez M. de. lioimep'al ,
intendant des menus. Francœur dirigeait
l'exécution. L'effet en fut surprenant : M. le
Duc ne cessait de s'écrier et d'applaudir; et
à la En d'un choeur, dans l'acte du Tasse ^
il se leva , vintà moi , et my serrant la main ;
« M. Ilousseau ,me dit-il , voilà de l'harmo-
« nie qui transporte. Je n'ai jamais rien
« entendu de plus beau : je veux faire donner
« cet ouvrage à V^ersailies. »
Mme. de la Poplinière qui était là , uc
dit pas un mot. liatneau , quoiqu'invité ,n'y
avait pas voulu venir. Le lendemain Mme.
de fa Poplinière me lit , à sa toilette , un ac-
cueil fort dur, affecta de rabaisser ma pièce ,
et me dit que , quoiqu'un peu de clinquant
eût d'abord ébloui M. de Richelieu , il ea
était bien revenu, et qu'elle ne me conseil-
lait pas de compter sur mon opéra. M. le
Duc arriva peu après , et me tint un tout
autre langage , me dit des choses llatleusessur
jues talcus, et me parut toujours disposé à
Si 2 LES CONFESSIONS.
faire donner ma pièce devant le roi. Il n'y
a , dit-il , que l'acte du Tasse qui ue peut pas-
ser à la cour : il en faut faire un autre. Sur
ce seul mot j'allai ni 'enfermer chez moi , et
dans trois semaines j'eus fait , à la place du
Tasse , un autre acte, dont le sujet était
Hésiode inspiré par une Muse. Je trouvai le
secret de faire passer dans cet acte une partie
de l'histoire de mes talens , et de la jalousie
dont Rameau voulait bien les honorer. Il y
avait dansée nouvel acte uneélévationmoins
gigantesque et mieux soutenue que celle du
Tasse La musique en était aussi noble etbcau-
coup mieux faite ; et si les deux autres actes
avaient valu celui-là, la pièce entière eût
avantageusement soutenu la représentation ;
mais tandis que j'achevais de la mettre en
état , une autre entreprise suspendit l'csécu-
tion de celle-là.
L'hiver qui suivit la bataille deFontcnoi il
y eut beaucoup de fctes à Versailles , entre
autres plusieurs opéra au théâtre des petites
écuries. De ce nombre fut le drame de / 'ol-
taire ^ intitulé la princesse de Navarre y
dont Rameau avait fait la musique , et qui
venait d'être changé et réformé sous le nom
des Fêtes de Jtiamire. Ce nouveau sujet
L I V R E V I I. SiS
iàemandait plusieurs cbangcmens aux diver-
tîssemeiis de l'ancien , tant dans les vers que
dans la musique.
Il s'agissait de trouver quelqu'un qui pût
remplir ce double objet, f'oltaire y alors en
Lorraine, et Rameau , tous deux occupe's
pour Topera du Temple de la gloire, ne pou-
Tant donner des soins à celui-là , M. de
Hichelieu pensa à moi , me fît proposer de
tn'en charger ; et pour que je pusse examiner
mieux ce qu'il y avait à faire , il m'envoya
sépare'ment le poème et la musique. Avant
toute chose je ne voulus t(>ucher aux paroles
que de l'aveu de l'auteur , et je lui écrivis à
ce sujet une lettre très-honncte et inémc res-
pectueuse , comme il convenait. Voici sa
réponse.
i5 décembre 1745.
« Vous réunissez, Monsieur, deux taleni
« qui ont toujours été séparés jcisqu'à pré-
« sent. Voilà déjà deux bonnes raisons pour
« moi de vous estimer , et de cherchera vous
«< aimer. Je suis fâché pour vous que vous
« employiez ces deux talens à un ouvrage
« qui n'en tst pas trop digne. Il y a quel-
Si4 LES CONFESSIONS.
« ques mois que M. le duc de Richelieu
« m'ordonna absolumcut de faire eu ua
H olin-d'cfil une petite et mauvaise esquisse
« de quelques scènes insipides et tronquées ,
« qui devait s'ajuster à des divertissemeus
« qui ne sont point faits pour elles. J'obéis
« avec la plus graude exactitude , je fis trcs-
« vite et très mal. J'envoyai re misérable
« eroquis à M. le duc de Kichelieu , comp-
« tant qu'il ne servirait pas , ou que je le
«. corrigerais. Heureusement il est entre vos
« mains, vous en êtes le maître absolu; j'ai
« perdu entiorement tout cela de vue. Je ne
« doute pas que vous n'ayiez rectiac toutes
« les fautes échappées nécessairement dans
« une composition si rapide d'une simple
« esquisse, que vous n'a%i?z supplée à tout,
« Je me souviens qu'entre autres balour-
« dises, il n'est pas dit dans ces scènes qui
« lient les divcrtissemcns , conuncnt la j)rin--
« cesse Grenadine passe tout d'un ci)up
« d'unç prison dans un jardin ou dans un
« palais. Comme ce n'est poiut uu magicien
« qui lui donne des fctcs , mais un seigneur
« espagnol , il me semble que rien ne doit
m se faire par onchantcmeut. Je vous prie,
« Monsieur, de vouloir bien revoir cet eu-
LIVRE VII. Si 5
« droit, dont je n'ai qu'une idée confuse.
« Voyez s'il est nécessaire que la piisou
« s'ouvre , et qu'on fasse passer notre prin-
« cesse de cette prison dans un beau palais
«t dore' et verni , préparé pour elle. Je sais
» très-bien que tout cela est fort misérable ,
« et qu'il est au-dessous d'un être pensant
« de faire une affaire séiùensc de ces baga-
« telles; mais enfin, puisqu'il s'agit de dé-
« plaire le moins qu'on pourra , il fautmettre
« le plus de raison qu'on peut, iiiéme dans
« un mauvais divertissement d'opéra.
« Je me rapporte de tout à vous et à
« M. Ballot , et je compte avoir bientôt
« l'honneur de vous faire mes remercîmcns
« et de vous assurer , Monsieur , à quel
« point j'ai celui d'être , etc. »
(^n'on ne soit pas surpris de la grande
politesse de cette lettre comparée aux autres
lettres dcmi-cavalicres qu'il m'a écrites depuis
ce temps-là. Jl me crut en grande faveur
auprès de M. de lliclielieu ,• et la souplesse
courtisanne qu'on lui connaît l'obligeait à
beai4conp d'égards pour un nouveau venu ,
jusqu'à ce qu'il coniuït mieux la mesure de
sou crédit.
Autorisé par 31. de f'oltaire , et dispensé
3i6 LES CONFESSIONS.
de tous égards pour Rameau , qui ne clier-
chait qu'à me uuire , je me mis au travail ,
et en deux mois ma besogne fut faite. Elle se
borna , quant aux vers , à très-peu de chose.
Je tâchai seulement qu'où n'y sentît pas la
diEFe'rence des styles, et j'eus la présomption
de croire avoir réussi. ]Mon travail en musique
fut plus long et plus pénible. Outre que j'eus
à faire plusicursmorceaux d'appareil , et entre
autres l'ouverture , tout le récitatif dont
j'étais chargé , se trouva d'une difBculté
exticme, en ce qu'il fallait lier, souvent eu
peu de vers , et par des modulations très-
rapides , des symphonies et des chœurs dans
des tons fort éloignés ; car pour que Rameau
ne m'accusât pas d'avoir dcliguré ses airs ,
je n'en voulus changer ni transposer aucun.
Je réussis à ce récitatif. Il était bien accentué ,
plein d'énergie , et sur-tout excellemment
modulé. L'idée des deux hommes supérieurs
auxquels on daignnit m'associer m'avait élevé
le génie , et je puis dire que dans ce travail
ingrat et sans gloire , dont le public ne pou-
vait pas même être informé, je me tiuspresquo
toujours à côté de mes modèles.
La pièce dans l'état où je l'avais mise ,
fut répétée au grand théâtre de l'opcra. Des
L I T R E V I r. 3.7
trois auteurs, je m'y trouvai seul. J^ohaire
était absent, et Rameau u'y vint pas , ou
se cacha. Les paroles du premier monologue
étaient très-lugubres ; éa voici le début ;
O mort ! viens terminer les malheurs de ma vie.
Il avait bieu t^llu faire une musique assor-
tissante. Ce fut pourtant là-dessus que Mme.
de la Popîinière fonda sa ceusure, eu m'ac-
cusaut avec beaucoup d'aigreur d'avoir fait
une musique d'cnterremeut. M. de Richelieu
commença judicieusement pai- s'informer de
qui étaient les vers de ce monologue. Je lui
présentai le manuscrit qu'il m'avait envoyé,
et qui fesait foi qu'ils étaient de foliaire.
En ce cas , dit-il , c'est f-'oltaire seul qui a
tort. Durant la répétition tout ce qui était
de moi fut successivement iniprouvé par
Mme. de la Popîinière ^ et justifiépar M. de
Jiiehelieu. Mais enfin j'avais à faire i trop
forte partie, et il me fut signilié qu'il y avait
à refaire h mon travail plusieurs choses sur
lesquelles il fallait consulter M. Rameau.
Navré d'une conclusion pareille , au - lieu
des éloges que j'attendais , et qui ccrtaine-
meut u'étaieut dus , je rentrai chez moi la
Si8 LES CONFESSIONS.
mort dans le cœur. J'y tombai malade J
épuisé de fatigue , dc'vorc' de chagrin ; et de
si% semaines je ne fus en état de sortir.
Hameau 3 qui fut chargé des chaugcmciis
indiqués par Mme. de la PopHniire , m'en-
Toya demander l'ouverture de mon grand
opéra , pour la substituer à celle que je venais
de faire. Heureusement je sentis le croc-en-
jambe , et je la refusai. Connue il n'y avait
plus que cinq ou six jours jusqu'à la repré-
sentation , il n'eut pas le temps d'en faire une,
et il fallut laisser la mienne. Elle était à l'ita-
lienne , et d'un stile très-nouveau pour lors
en France. Cependant elle fut goûtée , et j'ap-
pris par M. de lyahnahttc , maîlre-d'hôtel
du roi et gendre de M. JUr/ssard iwon parent
et mon ami , que les amateure avaient été
très-coutens de uiou ouvrage, et que le public
ne l'avait pas distingué de celui de Hameau .*
ïnais celui-ci , de concert avec oNlme. de /a
Poplinière , prit des mesures pour qu'on ne
eut pas même que j'y avais travaillé. Sin* les
livres qu'on distribue aux spectateurs , et où
les auteurs sont toujours nommés , il n'y eut
de nouuué que / oitaire ,' et Rameau aima
xnitux que son nom fût supprimé , que d'y
yoir associer le mien.
LIVRE VIT. 3r9
Si-tôt que je fus en état de sortir , je vonlua
aller cliez M. de Riche icu : il rfctait plus
temps. Il venait de partir pour Dunkcrrjue,
où il devait commander le débarquement
destiné pour l'Ecosse, A son retour, je me
dis , pour autoriser ihâ paresse, qu'il était
trop tard. Ne l'ayant plus rcvn depuis lors,
j'ai perdu l'hoMUCur que méritait mon
ouvrage , l'honor'aire qu'il devait tne pro-
duire ; et mon temps, mon travail, mon
c!iai:,rin , ma maladie et l'argent qu'elle me
coûta , tout cela fut à lues frais , sans me
rendre un sou de hénclîce , ou plutôt de
dédommagement. Il m'a cependant toujou^j
paru que M. de Pùclielieu avait naturelle-
ment de l'inclination pour moi, et'ptnsaifc
avantageusement de flics taleus. Mais mon
malheur et JNIme. de la PopUiiière empé-
cbèrcnt tout l'effet de sa bonne volonté.
Je iK! pouvais rien compreiidre à l'aversioit
de cette f; mme , à qui je m'éla's efforcé de
plaire, et à qui je fesais assez régulièrement
ma cour. Gauffecorirt m'en expliqua les
causes. D'abord, me dit-il, son aiuitié pour
Homemi ., dont elle est la prôneiisf en titre,
et qui ne veut soulTrir aucun concurrent; tt
de plus nu pcclié originel qui yous daiune
320 LES CONFESSIONS.
auprès d'elle , et qu'elle ne vous pardonnera
jamais, c'est d'être Genevois. Là - dessus il
m'expliqua que l'abbé Hubert qui l'était , et
sincère amideM.de laPoplinière avait fait ses
efforts pour l'empccber d'épouser cette femme
qu'il connaissait bien, et qu'après le mariage
elle lui avait voué une haine implacable,
ainsi qu'à tous le» Genevois. Quoique la Po-
■plinière , ajouta-t-il , ait de l'amitié pour
vous , et que je le sache , ne comptez pas sur
son appui. Il est amoureux de sa femme ; elle
TOUS hait, elle est méchante , elle est adroite;
vous ne ferez jamais rien dans cette maison.
Je me le tins pour dit.
Ce même Gauffecourt me rendit à peu-
près dans le même temps un service dont
j'avais grand besoin. Je venais de perdre mon
vertueux père , âgé d'environ soixante ans.
Je sentis moins cette perte que je n'aurai»
fait en d'autres temps où les embarras de
ma situation m'auraient moins occupé. Je
n'avais point voulu réclamer de son vivant
ce qui restait du bien de ma mère, et dont
il tirait le petit revenu. Je n'eus plus là-
dessus de scrupule après sa mort. Mais le
défaut de pjcuvc juridique de la mort do
jftou fièie, fcsait une d.illi«ullé ^ue Gavffe-
CQuri
L I V R E V I I. 321
tourt se cliargea de lever, et qu'il lev^a en
eilet par les bons olliccs de l'avocat de Lohiie.
Comme j'avais le plus grand besoin de cette
petite ressource , et que révèncinciit c'iait
douteux, j'en attendais la nouvelle dcûuitivo
avec le plus vif empressement.
Un soir , en rentrant chez moi , je trouvai
la lettre qui devait contenir cette nouvelle,
et je la pris pour l'ouvrir avec un tremble-
ment d'impatience , dont j'eus honte au-
dcdans de moi. Eb quoi ! nie dis -je avec
Ai.àxi\n.^ Jean- Jacques se laisseia-t- il sub-
juguer à ce point par l'intérêt et par la
curiosité ? Je remis sur-le-champ la lettre
sur ma cheminée. Je me déshabillai , me
couchai tranquillement, dormis mieux qu'à
ïnon ordinaire , et me levai le lendemain
assez tard, sans plus penser à ma lettre. En
m'habillant je l'apperçus, je l'ouvris sans
me presser, j'y trouvai une lettre-de-change.
J'eus bien des plaisirs à-ia-fois ; mais je
puis jurer que le plus vit fut celui d'avoir
su me vaincre.
J'aurais vingt traits pareils à citer en ma
vie, mais je suis trop pros.-é pour pouvoir
tout dire. J'envoyai une petite partie de cet
argent à ma pauvre maman ; regrettant avco
Mémoires. Tome II. T
3^2 LES CONFESSIONS.
larmes l'iieureux temps où j'aurais rais le
tout à ses pieds. Tontes ses lettres se sen-
taient de sa détresse. Elle m'envoyait des tas
de recettes et de secrets dont elle prétendait
que je fisse ma fortune et la sienne. Déjà le
sentiment de sa misère lui resserrait le cœur
et lui rétrécissait l'esprit. Le pru que je lui
envoyai fut la proie des fripons qui l'obsé-
daient. Elle ne profita de rien. Cela me
dégoûta de partaj^er mon nécessaire avec ces
misérables, sur-tout après l'inutile tentative
que je fis pour la leur arracher, comme il
sera dit ci -après. Le temps s'écoulait et
l'argent arec lui. Nous étions deux, même
quatre, ou, pour mieux dire, nous étions
sept ou huit. Car, quoique 7'^fv-?.?^ fi'it d'un
désintéressement qui a peu d'exemple , sa
uière n'était pas comme elle. Si -tôt qu'elle
se vit un peu remontée par mes soins, elle
iit venir toute sa famille pour en partager
le fruit. Sœurs, fils, filles, petites- filles ,
tout vint, hors sa fille aînée, mariée au
directeur des carrosses d'Angers. Tout ce
que je fesais pour Tliérese était détourné
par sa mère en faveur de ces affamés. Comme
je n'avais pas à faire à nue personne avide,
«tqueje n'étais pas subjugué par une passion
L I V R E V I r. 323
Jolie , je ne fcsais pas des folies. Content de
tenir Thérèse honnêtement, mais sans luxe,
à l'abri des pressaus besoins, je consentais
que ce qu'elle gaj;nalt par son travail fût
tout entier au pro&t de sa mère , et je ne
jne bornais pas à cela ; mais par une fatalité
qui me poursuivait, tandis que maman était
en proie à ses croquans, Thérèse était eu
proie à sa famille , et je ne pouvais rien
faire d'aucun côté qui profitât à celle pour
qui je l'avais destiné. 11 était singulier que
la cadette des enfans de Mme. le f'asseury
la seule qui n'eût point été dotée, était la
seule qui nourrissait son père et sa mère ;
et qu'après avoir été long-temps battue par
ses frères , par ses sœurs , même par ses
nièces, cette pauvre {lllc en était maintenant
pillée sans qu'elle pût mieux se défendre de
leurs vols que de leurs coups. Une seule de
ses nièces, appelée Gotan le Une y était assez
aimable et d'un caracltre assez doux , quoique
gâtée par l'exeuiple et les leçons des autres.
Comme je les voyais souvent ensemble, ;e
leur donnais les noms qu'elles s'entre-don-
naient : j'appelais la nièce ma nièce, et la
tante ma tante. Toutes deux m'appelaient
leur oncle. De - là le nom de tante duquel.
T 2
324 LES CONFESSION S.
;'ai continué d'appeier Thérèse^ et que mes
aiuis répctnienl quelquefois en plaisautaat.
Ou sent que dans une pareille situation , je
n'avais pas un moment à perdre poor tâcher
de m'en tirer. Jugeant que M. de liiclielu-ii
pi'avait oublie', et u'espérant plus rien du
côté de la cour, je fis. quelques tentatives
pour faire passer à Paris mon opéra ; mais
j'éprouvai des diUicultés qui demandaient
bien du temps pour les vaincre, et j'étais
de jour eu jour plus pressé. Je m'avisai de
présenter ma petite comédie de Narcisse aux
italiens : elle y fut reçue, et j'eus les entrées,
qui me firent grand plaisir. Mais ce fut tout.
Je ne pus jauiais parvenir à faire jouer ma
pièce , et ennuyé de faire ma cour à des
comédiens, je les plantai là. Je revins eutia
au dernier expédient qui me restait, et le
seul que j'aurais dû prendre. En fréquentant
la maison de M. de la Popliiiitre , je m'étais
éloigné de celle de J)iipin. Les deux dames,
quoique parentes, étaient mal ensemble, et
ne se voyaient point. Jl n'y avait aucune
société entre les deuK maisons , et Thiriot
seul vivait dans l'une et dans l'autre. Jl
fut chargé de tâcher de me ramener chez
M- Dupin. M. de FrancucU suivait alors
L 1 V R E V I I. 325
l'histoire naturelle et la cliymic, et fesait ua
cabinet. Je crois qu'il aspirait à l'acadéuiie
des sciences ; il voulait pour cela faire ua
livre, et il jugeait que je pouvais lui être
utile dans ce travail. Mme. Dupin , qui , de
«on côte, méditait un autre livre, avait sur
moi des vues à - peu - près semblables. Ils
auraient voulu m'avoir en conimmi pour
une espèce de secrétaire, et c'e'tait là l'objet
des semonces de Thiriot.
J'exigeai préalablement que M. de Fran-
cucil emploierait son crédit avec celui de
Jelyote y pour faire répéter mon ouvrage à
l'opéra. Il y cousentit. Les Muses galantes
furent répétées d'abord plusieurs fois au
magasin, puis au grand tbéàtre. II y avait
beaucoup de monde à la grande répétition,
et plusieurs morceaux furent très-ap|)Iaudis ;
cependant je .sentis moi-même durant l'exé-
Gution, fort mal conduite par Rebel, que
la pièce ne passerait pas, et même qu'elle
n'était pas en état de paraître sans de grandes
corrections. Ainsi je la retirai sans mot dire,
et sans in'exposer au refus : mais je vis clai-
rement, par plusieurs indices , que l'ouvrage,
eût-il été parfait, n'aurait pas passé. M. de
Frfïucucil m'avait bien promis de le faira
T 3
326 LES CONFESSIONS.
répéter , mais non pas de le faire recevoir.
II me tint exactement parole. J'ai toujours
cru voir, dans cette occasion et dans beau-
coup d'autres, que ni lui, ni Mme. Dupin
ne se souciaieut de me laif^scr acquérir une
certaine réputation dans le iiîoude , de peur ,
peut-ctrè , qu'on ne supposât, en voyant
leurs livres, qu'ils avaient grciié leurs talcns
sur les miens. Cependant comme ~yin\<t.Ditpin
m'en a toii/ours supposé de très-médiocres,
et qu'elle ne m'a jamais employé qu'à écrire
sous sa dictée , ou à des recherches de pure
érudition, ce reproche, sur-tout à son égard,
eût été bien injuste.
Ce dernier mauvais succès ' lieva de me
décourager; j'abandonnai tout projetd'avan-
cemcnt et de gloire ; et sans \)!ns songer à
des talens vrais on vains qui me prospéraient
si peu, je consacrai mon temps et mes soins
à me procurer ma su!)sistance et elle de ma
Thérèse , comme il j)!airait à ceux qui se
chargeraient d'y pourvoir. Je m'attachai donc
tout-à-fait à Mme./>J?/yPz/z et à M.dcFranci/ei^.
Cela ne me jeta pas dans une grande opulence ;
car avec huit à neuf cents iVancs par an ,
que j'eus les deux premières années, à peine
avais je de quoi fournir à mes premiers bo
LIVRE VII. 327
soins ; force de ine loger à leur voisinage
en cliaiubre garnie, dans un quartier assez
cher, et payant un autre loyer à l'extrémité
de Paris , tout au haut de la rue St.-Jacques,
où, quelque temps qu'il fît j'allais souj)cr
presque tous les soirs. Je pris bientôt le traia
et même le goût de mes nouvelles occupa-
tions. Je m'attachai à la chymie ; j'en lis
plusieurs cours avec 31. de Fraiiciieil chez
'bl.Rouelle , et nous nous mîmes à barbouiller
du papier, tant bien que mal, sur cctlR
science , dont nous possédions à peine k's
élemens. En 1747, nous allâmes passer l'au-
tomne eu Tourainc, au château de Chenon-
ceaux, maison royale sur le Cher, bâtie par
Henri II pour Diane de Poitiers y dont
on y voit encore les chiflVes, et maintenant
posse'déc par M. Dupin , f. rmier-gcne'ral. On
s'amusa beaucoup dans ce beau lieu ; on y
fcsait très-bonne clière ; ;"y devins gras cou^mo
un moine. On y fit beaucoup de nmsique.
J'y composai plusieurs trios à chanter, pleins
d'une assez forte harmonie, et dont je repar-
lerai peut-être dans mon su})plêmcnt , si
jamais j'en fais un. Ou y joua la comédie ;
j'v en hs en quinze jours une en trois actes,
iutiîi'.iéc y E'ti^',7s^ein:iit te m ''ru ire , qu'on
T4
Ss8 LES CONFESSIONS.
trouvera parmi mes papiers , et qui n'a d'autre
inc'rile que beaucoup de gaieté. J'y composai
d'antres petits ouvrages , entre autres une
pièce en vers , iutitulêe V Allée de Syh'ie ,
du nom d'une alle'e du parc qui bordait le
Cher ; et cela se 6t saas discontinuer mon
travail sur la chymie , et celui que je fesais
auprès de Blme. JJi/pin.
Tandis que j'en;;raissais à Chenoncenuî,
ma pauvre Thérèse engraissait à Paris d'une
autre manière ; et quand j'y revins, je Iroiuai
l'ouvrage que j'avais mis sur le métier, plus
avance que je ne l'avais cru. Cela m'eût jeté,
vu ma situation, dans un embarras rxtrënie,
si des camarades de table ne m'eussent fuuriri
la seule ressource qui pouvait m'en tirer.
C'est ^\\\ de ces récits essentiels que je ne
puis faire avec trop de simplicité , parce qu'il
faudrait, en les commentant, ni'cxcuser ou
me cbarger, et que je ne dois faire ici ni
î'un ni l'autre.
Durant le séjour CCAltuna à Paris ,
au - lieu d'aller manger chez uu traitcr.r,
Tions mangions ordinaircmciit lui et moi à
notre voisinage, presque vis-à-vis le tul-de-
sac de l'opéra, chez Mme. la Selle ^ feu:me
*i\\i\ tailleur (jui donnait asstz mal à ma»*
LIVRE Vif. 329
ger, mais dont la table iie laissait pas d'être
rechercliée à cause de la bonne et sûre com-
pagnie qui s'y trouvait ; car on n'y recevait
aucun inconnu, et il fallait être introduit
par quelqu'un de ceux qui y mangeaient
d'ordinaire. Le commandeur de G. . . . e ^
"vieux dêbauelie', plein de politesse et d'es-
prit, mais ordurier, y logeait et y attirait
iine folle et brillante jeunesse en officiers
aux gardes et mousquetaires. Le comman-
deur de aV /, chevalier de toutes
Jcs filles de l'ope'ra, y apportait journellement
toutes les nouvelles de ce tripot. M^I. du
JRlessis , lieutenant-colonel retire', bon et
sage vieillard, et Aucelet (*) , officier des
( * ) Ce fut à ce ]\T. Ar.ctht rjue je donnai une
peiite comédie de ma façon , intitulée les Pri-
sonniers de guerre , que j'avais faite après les
désastres des Français en Bavière et en Bohême ,
et que je n'osai jamais avouer ni montrer, et
cela par la singulière raison que jamais le roi,
ni la France, ni les Français ne furent peut-être
mieux loues , n\ de meilleur cœur que dans cette
pièce ,( et que républicain et frondeur en titre,
^c n'osais m'avouer panégyriste d'une nation dont
toutes les maximcsétaient contraires auxmiennes.
Plus navré des malheurs de la Fi ance que les Fran-
(;aismêine, j'avais peur qu'on ne taxât dcilatteri»
T &
33o LES CONFESSIONS.
mousquetaires, y maintetiaicnt un certain
ordre parmi ces leuiics gens. Ji y vouait aussi
descoitiiuerçans , des fiiiantiers, des vivriers,
mais polis , honnêtes , et de ceux qu'on
distinguait dans leur me'ticr. JNt. de Jjesse,
M. de Forcadc et d'autres dont j'ai oublié
les noms. Enfin l'on y voyait des gens de
tous les états, excepté des abhes et des gens
de robe que je n'y ai jamais vus , et c'était
une conveulion de n'y en point iiitro luire.
Cette table assez nombreuse était très-gaie
sans être bruyante, et l'on y polissounait
beaucoup sans grossièreté. Le vieux comman-
deur avec tous ses contes gras, quant à la
substance , ne perdait jamais sa politesse de
la vieille cour, et jamais un mot de gueule
ne sortait de sa bouche, qu'il ne fut si plai-
sant que des fouîmes l'auraient pardonné.
Son ton servait de règle à toute la table ;
tous ces jeunes gens contaient leurs aven-
tures galantes avec autant de licence que
de grfice , et les contes de filles manquaient
d'autant moins , que le magasin était à la
porte : car l'allée par où l'on allait chez
et de lâclieréles marques fl'iinsînrèro attachement
dont j'ai dit l'époque et la cause dans ma première
partie, et que j'étais ùonteiu do montrer.
L ï V R E V I I. S3t
Mme. la Selle ^ était la mcme où donnait
la boutique de la Vuchapt , célèbre niar-
cbande de modes, qui avait alors de très-
jolies biles , avec lesquelles nos messieurs
allaient causer avant ou après dîner. Je m'y
serais amusé comme les autres si j'eusse été
plus bardi. Il ne fallait qu'entrer comme
«ux ; je n'osai jamais. Quant à Mme. la
Selle, je continuai d'y aller manger assez
souvent après le départ à'ydtltvna. J'y ap-
prenais des foules d'anecdotes trcs-amu santés,
rt l'y pris aussi peu-à-peu , non, gr/ices au
ciel , jamais les mœurs , mais les maximes
qae j'y vis établies. D'honnêtes personnes
:mises à mal , des maris trompés, des femmes
séduites , des accoucliemcns clandestins ,
«taient là les textes les plus ordinaires ; et
celui qui peuplait le mieux Icscnfans-trouvés,
«tait toujours le plus applaudi. Cela me gagna.
Je formai ma façon de penser sur celle que
je voyais en règne chez des gens très-aimables ,.
et dans le fond très-bonnétes gens, et Je me
dis : puisque c'est l'usage du pays , quand
on y vit on peut le suivre. Voilà l'expédient
que je cherchais. Je m'y déterminai gaillar-
dement sans le moindre scrupule ; et le seul
que j'eus à vaincre , fut celui de Tlu'rise à
332 LES CONFESSIONS.
qui j'eus toutes les peines du monde de faire
adopter cet unique moyeu de sauver son
boiincur. Sa mère, qui de plus craignait un
nouvel embarras de marmaille, étant venue
à mon secourii , elle se laissa vaincre. On
choisit une sage -femme prudente et sûre,
appelée Mlle. Gouiii , qui demeurait à la
pointe Saint-Eustachc , pour lui confier ce
dépôt ; et quand le temps fut veau, Thérisg
fut menée par sa mère chez la Gouin pour
y faire ses couches. J'allai l'y voir plusieurs
fois, et je lui portai un chiffre que j'avais
fait à double sur deux cartes, dont une fut
mise dans les langes de l'enfant, et il fut
déposé par la sage - femme au bureau des
cnfans - trouvés dans la forme ordinaire.
L'année suivante même inconvénient ctmcme
expédient, au cliiH're près qui fut négligé.
Pas plus de réflexion de ma part, pas plus
d'approbation de celle de la mère, ; vWr-
obéit en gémissant. Ou verra successivement
toutes les vicissitudes que cette fatale con-
duite a produites dans ma façon de penser
ainsi que dans ma destinée, (^uant à-préscut
tenons -nous à cette prcmièri' époque. Ses
suites aussi cruelles qu'imprévues , ne ma
fovccroat que trop d'y revenir.
LIVRE VIL 333
Je marque ici celle de ma première con-
naissance avec Mme. d'JEpifKzy , dont le nom
reviendra souvent dans ces mémoires. Elle
s'nppelait iMlIc.des C/are//cs, venait d'épouser
M.û'J^pifiay , fils de M.deZ^//(T AcB/oin-
fil/e, fermier-ge'uéral. Son mari était nuisicien,
ainsi que M. de Francucil. Elle était musi-
cienne anssi ; et la passion de cet art uiit
entre ces trois personnes une grande inti-
mité. M. de Francueil m'introduisit chez
Mme. à^ Epinay. J'y soupais quelquefois avec
lui. Elle était aimable, avait de l'esprit, des
talens ; c'était asturémcnt luie bonne con-
naissance à faire. Mais elle avait une amie
appelée Mlle. A'Ette qui passait pour mé-
chante, et qui vivait avec le chevalier de
P'alory , qui ne pa.ssait |)as pour bon. Je
crois que le commerce de ces deux personnes
fit toit à Mme. d'Epinay , à qui la nature
avait donné , avec un tempérament trcs-
cxigeant , des qualités ckcc! lentes pour en
régler ou racheter les écarts. M. tic Francueil
lui communiqua une partie de l'amitié qu'il
avait pour moi, rt m'avoua ses liaisons aveo
elle, dont, par cette raison, je ne parlerais
pa.^ ici , si elles ne fussent devenues publique.»;,
an point mcmc de u'ctrc pas méiue cacUéci
334 LES C O IV F E S S I O rf 5.
à 31. ^CEpinay. 31. de Francveil rne fit
même sur cette dame des coiilidcnccs bien
singulières, qu'elle ne in 'a jamais faites elle-
même, et dont elle ne m'a jamais cru instruit;
car je \\\\\ ouvris ni n'en ouvrirai de ma vie
la bouche ni à elle, ni à qui que ce soit.
Toute cette conliance de part et d'autre
rendait ma situation très - embarrassante ,
sur-tout avec 3Inio. de Fraiicneil , qui me
connaissait assez pour ne pas se délier de
moi , quoiqti'en liaison avec sa rivale. Je
consolais de mon mieux cette pauvre femme ,
à qui son mari ne rendait assurément pas
l'amour qu'elle avait pour lui. J'e'coutais
séparément ces trois personnes ; je S'H'<^l'i^s
leurs secrets avec la plus grande fidélité , sans
qu'aucune dci trois m'en arrachât Jamais
aucun fie ceux des deux autres , et sans
dissimuler à chacune des deux femmes mon
attachement pour sa rivale. 3ïmc de Fran-
cneil qui voulait se servir de moi pour bien
des choses , essuya des refus formels ; et
]N[me. d'^/.'i>7<7>' m'ayant voulu charger une
fois d'une lettre pour 31. de Francveil ^ non-
seulement en reçut un pareil , mais encore
une déclaration très-nette que si elle voulait
me chasser pour jamais de cUc;« clic , cU»
L I V R E V I r. 335
n'avalt^u'à me faire uue seconde fois pareille
proposition.
Il faut rendre justice à ^Tmc. d'Epiiiay.
Loin que ce procède parut lui d(i|)!airc, elle
en parla à M. de Francueil avec c'Iof^e, et
ne m'en reçut pas moins bien. C'est ainsi que
dans des relations oragfuses entre trois per-
sonnes que j'avais à ménager , dont je dépen-
dais en quelque sorte , et pour qui j'avais de
l'attachement , je conservai jusqu'à la fin leur
amitié, leur estime, leur confiance, en me
conduisant avec c!i)uceur et complaisance ,
mais toujours avec droiture et fermeté. Mal-
gré ma hétise et ma gaucherie Mme. A'E-
pinay voulut uic mettre des auuiscuiens de la
Chevrette, château près de Saint- Denis , ap-
partenant à M. de Broglie. Il y avait un
théâtre où l'on jouait souvent des pièces. Oa
me chargea d'un rôle que j'étudiai six mois
sans relâche, et qu'il fallut me soufller d'un
bout à l'autreà la représentation. A près cette
épreuve , on ne me proposa plus de rôle.
En fesaut la connais.<ance de Mme. d'JE,'-
pinay , je fis aussi celle de sa belle -sœur
Mlle, de Bloinville , qui devint bientôt com-
tesse de Hondetot. La première fois que
je la vis elle était à la veille de sou mariage
336 LES CONFESSIONS.
Elle me causa long-temps avec cette familia-
rité charinante qui lui est naturelle. Je la
trouvai tiès-aunable, mais j'e'tais bien éloi-
gne' de prévoir que cette jeune personne fe-
rait uu jour le destin de ma vie, et m'entraî-
nerait , quoique bien innocemment, dans
l'abîme où je suis au)ourd'liui.
(I^uoique je n'aie pas parle de Diderot
depuis mon retour de Venise, non plus que
de mon ami M. Jloguin , je n'avais pourtant
néglige ni l'un ni l'autre, et je m'étais sur-
tout lie' de jour eu jour plus intimement avec
le premier. Il a.sa.\inx\.t JVaniietle ^ ainsi que
j'avais une Thtrise. C'était entre nous une
eonformité de plus; mais la dilTcrence était
que ma Thérèse, aussi bien de figure que
sa Nannctte , avait une humeur douce et un
caractère aimable , fait pour attacher un
honnête homme ; au-lieu que la sienne, pie-
grièchc et liarangère , ne montrait rien aux
yeux des autres qui pût racheter la mau-
vaise éducation. Il l'cpousa toutefois. Ce fut
fort bien fait s'il l'avait promis. Pour moi
qui n'avais rien promis de semblable, ;e uo
lue pressai pas de l'uni ter.
Je m'étais aussi lie avec l'abbé de Co?i-
dillac qui n'était rien non plus que moi dans
L I V R E V I I. 337
la littcratinc , mais qni était fait pour deve-
nir ce qu'il est aujourd'hui. Je suis le premier ,
peut-être, qui ait vu sa portée, et qui l'ait
estime ce qu'il valait. Il paraissait aussi se
plaire avec moi ; et taudis qu'enfermé dans
ma chambre , rue Jcan-Saint-Denis , près
l'opéra, je fcsais mon acte d' I/és/ode , il ve-
nait quelquefois dîner avec moi tête-à-tête
en pic-nic. Il travaillait alors à l'essai sur
l'origine des connaissances humaines , qui
est son premier ouvrage. Quand il fut
achevé , l'embarras fut de trouver un li])raire
qui voulut s'en charger. Les libraires de
Paris sont durs pour tout homme qui com-
mence ; et la métaphysique alors très-peu à
la mode, n'oHrait pas un sujet très-attrnyant.
Je parlai à Diderot de Condillac et de son
oavrage; je leur fis faire connaissance. Ils
étaient faits pour se convenir, ils se convin-
reiit. Diderot cngrîgca le lihrairc Durand à
prendre le manuscrit de l'abbé; et ce grand
métaplivsicien eut de son premier livre , et
presque par grâce , cent écus qu'il n'aurait
peut-être pas trouvéssans moi. Connue nous
demeurions dans des quartiers fort éloignés
les uns des autres , nous nous rassemblions
tous trois une fois la scmaiuc au Palais-royal,
338 LES CONFESSIONS.
et nous allions dîner ensemble à l'hôtel cl«
Panier-fleuri. 11 fallait que ces petits dîners
hebdomadaires plussent extréaiemeut à Di-
derot ; car lui qui manquait presque à tous
sesreudez-vous , ne mauqua jamais aucun,
de ceux-là. Je formai là le projet d'une feuille
périodique, intitulée le Persifleur ^f\\\^yio\i%
devions faire altcrnativementZ^/L/tvo/ et moi.
J'en esquissai la première feuille , et cela me
lit faire connaissance a\tc à^^dlembert , à qui
Diderot en avait parlé. Des évèneinens im-
prévus nous barrèrent , et ce projet en de-
meura là.
Ces deux auteurs venaient d'entreprendre
le Dictionnaire encyclopédique, qui^ne devait
d'abord être qu'une cs|)ccc de traduction de
Chambers , semblable à-peu-près à celle dti
dictionnaire de médecine de James , qua
Diderot venait d'achever. Celui-ci voulut me
faire entrer pour quelque chose dans cctto
seconde entreprise, et me [)roposa la parti»
de la musique que j'acceptai et que j'exécutai
très à la hâte et très-mal , dans les trois uiois
qu'il m'avait donnés, comme à tous les au-
teurs qui devaient concourir à cette entre-
prise. Mais je fus le seul qui fut prêt au leiTiio
prescrit. Je lui remis mon uuumscnt que
L I V R E V I 1. 339
j'avais fait mettre au net par un laquais de
ISl. de Fravciieil ^ appelé Uupont , qui écri-
vait très-bien , et à qui je payai dix écus tirés
de ma poche, qui ne m'ont jamais été rem-
hoursc^i Diderot m ivaït promis, de la part
des libraiies , une rétribniiou dont il ne ui'a
jamais reparle, ni moi à lui.
Cette entreprise de rEncyclopédie f^it
interrompue par sa détention. Les Pensées
philosophiques lui avaient attire quelques
chagrins qui n'eurent point de suite. Il n'eu
fut pas de même de la Lettre sur les aveuj^les ,
qui n'avait rien de repréhensible que quel-
ques traits personnels dont Mme. du Pré de
Saini-Maur et 3L de 7?f-<77/w/r furent cho-
qués , et pour lesquels il fut mis au donjon
de Vinceunes. Rien ne peindra jamais les
angoisses que me fit sentir le malheur de mou
ami. Ma fnneste imagination qui porte tou-
jours le mal au pis , s'cfiaroucha. Je le crus
là pour le reste de sa vie. La tête faillit à ureii
tourner. J'écrivis à Mme. de Pornpadour
pour la conjurer de le faire relâcher, ou
d'obtenir qu'on m'enfermât avec lui. Je n'eus
aucune répon.seà rua lettre : elle était trop |)eu
raisonnable pour être elficace , et je ne uiR
flatte pas qu'elle ait contribue' aux adoucisse-
S40 LES CONFESSIONS.
mens qu'on mit quelque temps après à la
captivité du pauvre Diderot. Mais si elle eût
duré quelque temps encore avec la même
rigueur , je crois que je serais mort de déses-
poir aux pieds de ce mallicureux donjon. Au
reste , si ma lettre a produit peu d'cLTet , je ne
m'en suis pas non plus beaucoup fait valoir;
car je n'eu parlai qu'à très-peu de gens, et
jamais à Diderot lui-iuéme.
Fin du septième Liyre , et du Tome second.
fciiôi II
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